Artem SAVART
Un Russe en Ukraine

Le Fin Mot | Épisode 2

Notre chronique mensuelle avec Françoise Wallemacq dans l’emission Le Fin Mot d’Eddy Caekelberghs sur RTBF (La Première)

Cette chronique, j’ai commencé à l’écrire sous les bombardements qui ne manquent pas à Odessa. Une suite de missiles, dont deux au même endroit. Le deuxième juste après l’arrivée des ambulances. Des dizaines de blessés et 20 morts. Pour l’instant, car certaines blessures sont très graves. Des médecins, des députés, des secouristes, on a essayé avec nos amis français sur place de trouver au moins un seul militaire dans la liste des victimes… on cherche toujours. Car ce qu’on dit dans la presse européenne nous fait de la peine. Après deux ans de crimes de guerre 1000 fois prouvés, il y a toujours des gens qui croient à ces salades. Que les Russes ne visent que des objets militaires. On trouve ça honteux. L’immeuble, détruit il y a quelques jours en plein quartier résidentiel, c’est aussi un objet militaire ? Il se baladait, ce drone, en pleine nuit, carrément, entre les immeubles, qu’il était impossible de le descendre. Cela a fait 12 morts, dont plusieurs enfants. Et des histoires comme ça, on ne peut même plus les retenir, tellement elles sont nombreuses, quotidiennes. Mais ce n’est pas de la routine. Ça nous fait à chaque fois même pas des coupes, des rayures sur le cœur, qui s’en est tellement endurci, qu’on dirait qu’il est en fer et qu’on égratigne avec des clous. Mais oui, qu’est ce qui se passe, quand un immeuble est détruit, plein de civils, qui dormaient, ou qui n’ont pas eu assez de temps pour se cacher? Même si ce n’est pas à cause d’un missile, même si ce n’est pas dans un pays en guerre. On est choqué, on est bouleversé. Certains essayent d’aider les victimes, d’autres pleurent ou caressent leur haine. Mais on en parle. On y pense, parce qu’on sort pour un moment de notre quotidien soit-il heureux, triste ou ennuyeux, parce qu’on s’imagine à la place de ces gens qui ont souffert injustement et soudainement. Et on comprend leur peine, que l’on ne voudrait pour personne. Et on s’estime chanceux de ne pas avoir été à leur place, en cachette bien sûr. On ne se le dit pas, c’est juste une réaction automatique de notre corps. Et puis, tôt ou tard, on est bien obligé d’oublier un peu cette histoire. Sinon, comment vivrait-on? Impossible de passer toute sa vie dans un état pareil. Ça nous quitte presque aussi vite que les gens dans cet immeuble. Sauf, peut-être, s’ils ne font pas partie de ceux qu’on aime, là on le prend beaucoup plus personnellement, quand-même, beaucoup plus au sérieux, parce que ça nous touche directement, parce qu’on se croit victime nous aussi, parce qu’on nous a privés de quelque chose de très cher, soudainement et injustement. Ça laisse même une trace, une blessure qui ne cicatrise souvent jamais. Et même quand c’est personnel, il est rare qu’on va jusqu’à changer quoi que ce soit dans notre propre vie. Nombreux, par exemple, sont les familles, dont quelqu’un est mort à cause des cigarettes. Et c’est très rare que les autres membres de cette famille arrêtent de fumer immédiatement. Ils se croient plus protégés peut-être. Et souvent ils meurent à cause des mêmes maladies, provoquées par la même dépendance de la nicotine. Troisième année de guerre en Ukraine. Je ne pourrai pas vous dire le nombre d’immeubles détruits, avec les gens à l’intérieur. Je ne pourrai pas vous citer le nombre de vies brisées à ne plus s’en remettre. Et je ne veux pas vous raconter toutes les histoires horribles, que j’ai entendues par des gens que je connais en personne. Elles ne sont pas trop différentes, en fait, de tout ce qu’on a déjà lu et entendu concernant les autres guerres, y compris celle des années quarante du siècle précédent. On ne se sent pas concerné pour de vrai. Allez, avouez-le. Nous, on l’avoue. On ne fait pas tout pour la victoire, nous, qui nous retrouvons dans un pays en guerre. Ça va, ce n’est pas honteux, il faut d’abord accepter les choses telles qu’elles sont. Pour voir plus clair dans notre avenir. On continue quand-même à faire des choix qui logiquement ne vont pas donner un autre résultat que celui qu’on a déjà eu dans notre histoire. Espérant quand-même, que sans changer quoi que ce soit, on va éviter ce cauchemar. C’est le cas de l’Ukraine, qui faisait tout sauf se préparer pour la guerre, même quand elle est devenue inévitable. C’est le cas de l’Europe, qui ne comprend toujours pas trop que si l’Ukraine tombe, Poutine ne va pas s’arrêter. Que les armes nucléaires ne seront pas seulement en Biélorussie, mais aussi à Lviv. Et plus loin, peut-être, qui sait. Et qu’un jour ou l’autre, il faudra peut-être se souvenir de ce que c’est que défendre son pays dans une tranchée, couvert du haut en bas par le sang de votre compatriote, qui vient d’être explosé à côté de vous. Vous en savez beaucoup sur lui, vous avez traversé pas mal d’épreuves ensemble, vous êtes même devenu ami. Vous venez de parler avec lui, et puis boum. Voilà qu’il est partout et nulle part à la fois. Il faudra aussi accepter le fait qu’on peut prendre votre mari ou votre fils à tout moment, et que peut-être, vous ne le verrez plus jamais. C’est le cas de beaucoup de femmes en Ukraine. Il faudra aussi trouver des mots pour les enfants, qui vont devenir orphelins. Peu de mots, pour beaucoup d’enfants. Parce qu’une guerre, ça tue en gros et sans trop choisir. Il faudra aussi trouver quelque chose qui n’existe même pas pour consoler les parents, dont les enfants ont été violés et tués sous leurs yeux. Parce que l’occupant, quand il avance, il se croit tout permis. Il se croit tout puissant, il pense avoir le droit.

J’espère et je souhaite que ça ne vous arrive pas, tout ça. Tout comme le cancer, ne va pas m’arriver, moi qui fume parfois, deux paquets par jour. Pendant quelques années seulement. J’espère arrêter avant que ça ne soit trop tard. Ça me fait même plaisir de penser qu’un jour je vais redevenir non fumeur, car je sais que c’est bien possible, je l’ai déjà fait une fois dans ma vie et je ne fumais pas pendant dix ans et je ne pouvais même pas imaginer que j’allais, un jour, refumer. Et pourtant… C’est pour plus tard, je me dis. Ce n’est pas la priorité, je dois avoir un peu de temps. Oui ? Non ? Je ne sais pas. Je ne sais pas combien de temps j’ai vraiment pour me décider. Le cancer, on le sait, il a des stades. Et s’il est arrivé, on peut encore s’en débarrasser, s’il n’y a pas trop de métastases. Ukraine, Israël, des signes comme quoi les pays baltes ne vont pas tarder à rejoindre ce petit jeu de vis ou de mort, cette roulette russe… C’est encore trop tard ou on peut toujours en parler, en discuter ? Opérer ou ne pas opérer ? Je vois que l’Europe se réveille finalement. Petit à petit, comme on se réveille après avoir bien dormi, après un sommeil approfondi, reprenant doucement le rythme de la journée qui s’annonce bien chargé, mais on est prêt, on est même content qu’il y a autant de choses à faire, on est bien décidé de réussir tout ce qu’on a prévu, on croit avoir le temps et assez d’énergie. Regardez seulement. On a pu trouver 1 million d’obus pour l’Ukraine, alors que tout le monde disait, qu’il n’en restait rien. Bon, ils ne sont pas encore livrés, mais on s’en occupe. On prévoit la possibilité d’envoyer ses militaires sur place en Ukraine. Bien sûr, ce ne sont que des paroles pour l’instant, mais rien que de les entendre des politiques qui depuis un bon moment avaient peur de Poutine, ça me rassure quand même un peu. Et bien sûr, Poutine, ce n’est qu’un petit voyou, qu’on aimait bien au début, tout comme on aime nos premières clopes. Avec les clopes, on comprend que ça nous fait du mal, mais ça nous sert toujours à quelque chose, n’est-ce pas ? On se trouve toujours des excuses pour ne pas arrêter. Tout comme on trouve jusqu’à maintenant, des excuses, pour ne pas aider l’Ukraine comme il se doit.

Je me demande des fois, comment serait il ce monde s’il n’était dirigé que par des femmes ? Qui ont des enfants, de préférence. C’est une utopie bien sûr, mais… Je ne sais pas pour vous, mais moi, tout ce que j’ai eu de beau dans cette vie, tout ce que j’aime, m’est venu grâce aux femmes. À commencer par ma mère, qui non seulement a eu le courage de me donner naissance à ses 18 ans, me consacrant ainsi toute sa jeunesse, mon père ayant trop vite compris que ce monde n’était pas pour lui, mais qui m’a offert en plus le plaisir de devenir frère, ayant donné naissance à ma petite soeur à ses 50 ans. Oui, c’est possible. Et je suis très curieux de voir la suite. Je n’oublierai jamais non plus le regard de ma mère, quand on devait choisir la langue à l’Université après les examens d’entrée. Elle, qui me payait pendant toute mon enfance, les cours d’anglais. Et moi, qui choisis le français, parce qu’une petite brune, que je ne connaissais pas encore, l’a choisie. La pièce était trop grande, sinon… Et puis, le métier que j’ai, qui me passionne toujours depuis mes 16 ans quand je me suis juste créé une boîte mail pour s’écrire avec ma copine pendant les vacances… Cette copine, à laquelle je n’arrêtais pas d’écrire des poèmes, et ce service web qui accompagnait les boîtes mails avec la possibilité de créer un site. Moi, curieux et amoureux, j’ai cliqué. Et depuis je n’ai jamais arrêté. Avant de quitter la Russie, je ne prenais pas ce métier de développeur au sérieux, c’était toujours un truc à part, qui n’était que mon petit plaisir, qui accompagnait juste mes autres business et startups. Un tout petit savoir-faire, qui m’a finalement sauvé la vie en Ukraine, quand j’ai fui mon pays de naissance, mon cher pays-agresseur, avec seulement 250 euros dans la poche, par Biélorussie en plus, que j’ai connu quelques années avant, encore une fois, grâce à une fille. Je savais très bien qu’il n’y avait pas de frontières entre nos deux pays, et que les douaniers biélorusses n’avaient pas encore accès à la base de données du voisin. Dois-je rajouter, que mon ex-femme, est une ukrainienne et qu’on pensait à l’époque, comme option, s’installer à Odessa? La ville que j’adore, la ville que j’habite depuis bientôt 5 ans, la ville où je parle 80 % de mon temps en français (ce qui m’étonne énormément, même si j’ai déjà réussi à l’accepter comme une chose tout à fait normale), la ville où j’ai rencontré aussi Françoise Wallemacq de RTBF au tout début de la guerre, quand Odessa n’arrêtait pas d’être bombardée et la ville de Kherson était encore occupé par les russes. Quelques mois plus tard, quand toute la ville d’Odessa s’est retrouvée dans le noir total à cause des coupures d’électricité, elle n’a pas hésité à se renseigner de suite si nous allions bien. Déjà, rien que ce petit message a redonné du courage et nous a beaucoup soutenus. Et puis, je lui ai juste envoyé mes premières notes en français, et depuis on se parle avec vous ici, grâce à elle. Je me souviens encore des années d’études quand j’apprenais le français entre autres en écoutant la RTBF à Moscou, par internet. Vous pouvez donc imaginer le plaisir que je prends maintenant. Bref, tout ce parcours, n’est que pour vous montrer vite-fait à quelle point les femmes sont capables de corriger un destin, des fois sans même le savoir. À quelle point elles nous guident souvent dans la bonne direction, bonne pour notre coeur, pour notre âme et non pour notre égo très souvent destructif. Et c’est encore une fois une femme qui me redonne du courage. Parce que le courage, elle en a. Elle en a pour tout le monde. De l’amour, elle en a aussi. De l’amour pour son mari bien sûr, mais aussi pour son pays. Malgré tout. Malgré que ce pays lui a pris son mari.

Les paroles de cette brave femme m’ont renvoyé dans les années 2017-2018. On avait encore de l’espoir qui était assez fort, malgré la résistance du régime de Poutine. Tout semblait possible. Changer le régime et reprendre la bonne direction ne semblait qu’une question de se réunir pour de bon, se faire remarquer assez pour que les gens voient qu’ils ne sont pas les seuls à ne pas accepter cette politique de bandits au pouvoir. Et on a vu qu’on était nombreux, en tout cas à Moscou où j’habitais à l’époque. Je ne me souviens plus de ce qu’on avait choisi comme signe mais toute la ville en était couverte. Et bien qu’on était nombreux, c’est à ce moment là que j’ai perdu l’espoir pour ce pays. Je m’étais inscrit en tant qu’observateur aux soi-disant élections il y a six ans. Déjà, je pense que beaucoup de gens ont voté pour lui, comme ils le font aujourd’hui, sincèrement. La propagande en Russie elle marche très bien. Mais j’ai vu aussi de mes propres yeux, les gens qu’on amenait avec des bus, des gens, qui me demandaient, moi, observateur, de les prendre en photo, pour avoir une preuve, qu’ils ont bien voté. Soit, parce qu’il travaillaient dans une entreprise d’état, soit parce qu’on a mis de la pression sur leur chef, soit les deux. Et les deux autres observateurs, qui pendant toute la journée, n’observaient que leurs téléphones. Deux étudiants dans un collège d’État. Navalny, qui voulait se présenter à ces élections, qui avait le soutien des gens qui ne se foutaient pas de leur avenir, était encore une fois en prison, comme beaucoup de ses proches, pour des prétextes bidons. Maintenant il est mort, torturé et assassiné sous les yeux du monde entier. Et ils ne s’arrêtent pas, il y a déjà eu des attentats à la vie des autres membres de son équipe qui ont pu s’enfuir. Leonid Volkov par exemple, son chef de campagne. Et je ne pense pas que sa femme et ses enfants peuvent être en sécurité où qu’ils soient dans ce monde, tant que le régime de Poutine et au pouvoir. Tout comme aucun pays de l’Europe ne peut l’être. Mais, ne comptez pas trop sur l’opposition, elle pourrait servir au moment voulu, mais elle ne vas pas pouvoir soulever une émeute. Aujourd’hui, six ans après, je suis encore plus sûr, qu’ils ont bien voté. Des moutons, comme disent certains, peut-être pas. Mais ils ne vont pas voter autrement. Ils ne peuvent pas. Même s’ils voulaient, les résultats sont prédéfinis, il n’y a plus de doute, j’espère, la dessus ? On a assez joué. On s’est assez vendus. Donnez plutôt des armes aux ukrainiens. Eux, au moins, ils savent ce que c’est que la dignité.

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