Artem SAVART
Un Russe en Ukraine

Le Fin Mot | Épisode 4

Notre chronique mensuelle avec Françoise Wallemacq dans l’emission Le Fin Mot d’Eddy Caekelberghs sur RTBF (La Première)

Au début de cette chronique dans le Fin Mot je vous ai promis de tout raconter sur la vie en guerre. Et c’est vrai que pour moi ce qui est le plus intéressant dans tout ce bordel, c’est justement, la vie. La vrai. On la sent tellement, elle est tellement présente dans tout ce qui se passe autour. Les contradictions, bien sûr, on y est habitué : d’un côté il y a des choses qui vous percent le coeur régulièrement au point où vous vous demandez si vous l’avez toujours, votre coeur, ou si c’est déjà un tamis en fer, de l’autre côté, vous avez tellement de chances pour mieux l’entendre, pour mieux vous entendre. Moi je dirais que grâce à cette guerre j’ai petit à petit rempli finalement mes journées de toutes ces choses, petites et grandes, que je grignotais par-ci par-là pendant toute ma vie, qu’on appelle souvent les hobbies, les loisirs, les passe-temps et que je peux me permettre finalement de m’occuper seulement des choses que j’aime, et cette fois pour de vrai et à fond. Pas parce que j’ai les moyens, non, mais au fond de moi je me le suis permis, j’ai osé. Et ça se déroule plutôt pas mal. Je n’ai jamais pu accepter cette division entre le travail, le métier et les loisirs. C’est tellement faux. Et avec tout ce qu’on a pu traverser pendant ces deux ans et quelque, il est bien évident qu’on n’a vraiment pas beaucoup de temps sur cette terre pour se gaspiller, soit-il pour l’argent, pour son égo, pour son pays même. Toute cette histoire de mobilisation en Ukraine, les gens qui ne veulent plus être mobilisés, ou qui ont fui à l’étranger, ils ont dû comprendre, je pense qu’au-dessus de leur patriotisme, il y a bien autre chose. Et c’est tellement bordélique, impoli et indécent ces tentatives de convoquer les gens partout et par surprise, que ça devient même dégoûtant. Au lieu de forcer quelqu’un, proposez-lui quelque chose qui va le motiver ? Arrêtez la corruption, arrêtez de faire chier le business, respectez les gens, surtout ceux qui sont morts pour protéger leur pays et par conséquent votre système bien pourri, montrez l’exemple, donnez envie aux gens de se battre pour le pays qui est aussi le vôtre. C’est facile de traiter les gens de déserteurs, sauf que je n’ai jamais entendu quelqu’un qui fait son service au front prononcer ce mot. Là ils comprennent très bien qu’il vaut mieux être motivé et que ce n’est pas bien du tout d’attraper les gens dans la rue contre leur volonté et de les envoyer au front. Ça ne va pas aider mais du tout, ça va même compliquer les choses, mais ils le font ces recruteurs qui pourrissent toujours l’image des vrais militaires en portant le même uniforme. Moi, qui suis pénard, qui ne peut pas être mobilisé étant réfugié (enfin, pas encore, j’attends toujours ce statut depuis déjà bientôt un an, n’ayant officiellement aucun droit civil, à part celui de circuler librement dans trois régions : Odessa, Kherson et Mykolaïv), si jamais les russes arrivent jusqu’à Odessa, il est sûr que je vais partir, que je ne vais pas me chercher un fusil pour protéger un bout de terre qu’est en train de devenir l’Ukraine. Je vais prendre mes chats, mes amis, les mettre tous dans notre camionnette humanitaire et défoncer la frontière si jamais on ne nous laisse pas passer. Et beaucoup vont faire pareil, même s’ils n’ont pas le droit de quitter le pays, juste parce qu’ils sont nés hommes. Les droits de l’homme, la différence entre la Russie et l’Ukraine que les gens voulaient protéger au tout début, en se présentant en tant que volontaires, en faisant des queues devant les bureaux de recrutement, sont en train de s’effacer. C’est triste, défaitiste, mais c’est comme ça. Les gens ne veulent pas donner leur vies pour défendre une prison contre une autre. Ils n’ont rien fait de si grave pour aller en prison. Ils sont juste nés là, ils ont grandi là, c’est tout. Ils ne sont pas partis, quand c’était encore légal, parce qu’ils ont cru à certaines choses bien jolies, mais au bout d’un moment ils se sont rendu compte qu’ils ne représentaient aucune valeur pour les intouchables aux cabinets haut placé. Il est difficile de trouver ça juste. Les gens veulent vivre leurs vies et être utiles à ce monde à leur façon, surtout quand beaucoup d’entre eux ont finalement compris cette façon, qui est unique pour chacun de nous. Voir mes amis musiciens, par exemple, qui chantent l’amour, qui nous mettent un peu de joie, un peu de poésie dans cette vie en guerre, qui commencent à avoir peur de sortir à cause de cette nouvelle loi sur la mobilisation, ça m’angoisse énormément. Rien qu’en pensant à eux, j’ai envie de me faire un recruteur, si jamais j’en vois un recruter quelqu’un contre sa volonté, alors que je suis plutôt gentil. Voilà où nous en sommes. Si jamais vous n’entendez plus de mes nouvelles, c’est que je l’ai fait. Au moins j’aurai été honnête envers moi-même.

Autre chose qui irait bien à une prison, plutôt qu’à un pays libre et heureux, c’est cette pression avec laquelle certains gens imposent la langue ukrainienne. Moi, je m’amuse à les faire chier, quand je vois que ce n’est pas honnête, que ça ne leur fait pas plaisir, que ce n’est pas leur langue maternelle et qu’il parle en ukrainien pour seulement montrer leur patriotisme. Déjà, souvent dans ces cas-là ils le parlent mal, en se trompant de mots, en mettant des mots en russe, en changeant juste la prononciation, et c’est tellement ridicule que je ne peux pas m’empêcher de leur donner le choix : russe ou français. Et même si je parle déjà ukrainien assez bien, même si j’adore cette langue, si je la trouve belle et très mélodique, quand on essaie de me mettre la pression, je résiste automatiquement. Tout comme avec la mobilisation, au lieu de forcer, il faut donner envie, sinon ça ne marche pas avec les gens qui ont un peu de dignité. Et les ukrainiens, en général, ils en ont toujours, donc arrêtez un peu, non ? Ça va mal finir. Ce n’est pas la langue qui vous tue, ni les chansons, que vous interdisez de chanter parce qu’elles sont en russe, ni les livres, écrits bien avant que vous soyez nés. Ne pourrissez pas cette belle langue ukrainienne en faisant d’elle un fouet, ça commence à ne pas être très loin des prétextes de poutine qu’il a utilisés entre autres, en déclenchant cette guerre. Il faut quand même être un peu plus malin, au bout de deux ans et quelque. Toujours par résistance, moi par exemple, je ne vais plus à certains endroits où mes amis musiciens ont été maltraités à cause des chansons en russe. Et je ne suis pas le seul. Ça ne fait que diviser les gens, cette histoire de langues. Ça ne fait que perdre, ça n’apporte rien de beau. Mais bon, Odessa quand même n’est pas trop atteinte non plus de cette maladie. En général, on s’en fout un peu, on a même notre langage à nous qui est assez unique : certains mots, certaines intonations, qui montrent bien d’où tu viens. Et je trouve ça très joli, pourvu que ça reste, ce petit charme.

Bon, moi, ça m’étonne toujours, mais j’ai aussi la chance de tomber sans arrêt sur des francophones à Odessa, des étrangers ou des assimilés, donc au niveau de langues je suis plutôt bien servi, et je trouve que j’ai beaucoup avancé dans ce domaine pendant mes 5 ans à Odessa. Si vous voulez améliorer votre français, on ne sait jamais, déménager à Odessa, voilà. Bon, il y a encore la guerre, mais au moins les soldats de Macron peuvent être tranquilles, ils ne se perdront pas, c’est une ville bien francophone. Je rigole, je sais très bien qu’ils ne viendront pas. Tout comme les armes et les avions… on a compris, c’est bon. Je ne veux même pas rentrer dans les détails, laissons ça aux experts militaires, qu’ils s’amusent à essayer de comprendre le pourquoi du comment. Ils adorent faire ça. En attendant on est tout le temps bombardé, on nous tue dans nos immeubles, les soldats au front manquent toujours de tout. Je ne peux pas dire que c’est agréable, non. Mais ce qui est agréable c’est la résistance de la vie, la résistance des gens, qui au lieu de détruire, créent quelque chose de nouveau : les peintures, les musiques, les poésies, c’est le cas de toute guerre, ça sort tout seul chez les gens sensibles. Mais continuer, développer et même lancer un business, par exemple, malgré la guerre, avoir le courage et ne pas avoir peur, avoir cette vision vers le futur malgré les risques bien connus au bout de deux ans et quelques, ça, j’admire. Rien que depuis le début de cette année j’en ai vu une dizaine s’ouvrir à Odessa. Il n’y avait rien dans tel ou tel endroit, et d’un coup vous voyez un restaurant, une boulangerie, un magasin ou un salon de beauté ou autre chose qui ouvre ses portes, qui est bien fait, bien organisé, et qui marche, parce que c’est fait avec du goût, le service est correct, il y a un concept bien unique dans chaque endroit et les gens ils aiment, ils y vont. Et puis mon ami David, ce fameux boulanger d’Odessa, à partir de zéro en pleine guerre avec les moyens du bord il a créé une marque de chaussures intelligentes qui commence déjà à séduire le monde. N’est-ce pas merveilleux cette ambiance ? Ça fait tourner l’économie bien sûr, mais ce n’est pas pour ça que je l’admire ce goût pour l’entrepreneuriat des odessites. Je l’admire parce que ça contredit la guerre. On n’est pas en dépression, on crée, on essaie, on avance vers le futur encore mieux que c’était avant, avec plus d’audace, plus de courage, malgré les circonstances. Et on se marre à fond, chaque jour, on rigole. L’humour noir, on se réveille avec, on s’endort avec. Odessa a toujours été connue en Ukraine en tant que capitale humoristique, mais en temps de guerre c’est devenu encore pire. L’humour, c’est aussi une arme, peut-être même plus forte que ces systèmes anti-aérienne et ces avions, qui doivent être livrés à mon avis par un troupeau d’escargots bien feignants. Et c’est ça, que je veux chanter, c’est plutôt ce côté de la vie en guerre, cette résistance créatrice, que j’aimerais vous montrer. Par exemple, la chanson que vous allez entendre est écrite par une des sœurs qui il y a un an ont ouvert un petit café familial où elles font souvent des soirées artistiques, il s’y passe toujours quelque chose. Les gens se rencontrent chez eux, deviennent amis ou plus. Leur endroit s’appelle Âme. En français, donc pas besoin de traduction. Et ça reflète bien ce qui nous fait tous tenir ici en Ukraine pendant déjà plus de deux ans. Ce truc, qui est encore plus invisible que les armes non livrées, mais qui, par contre, nous aide beaucoup à traverser cette épreuve. L’ÂME de la ville d’Odessa, l’ÂME de l’Ukraine. On peut toujours nous couper des bouts de terrain, comme on couperait des jambes et des mains à quelqu’un, mais on ne peut pas nous couper notre âme.

Je voulais partager avec vous ces paroles de Jacques Brel, vous l’avez sûrement reconnu. Elles m’ont beaucoup soutenu il y a quelques jours, quand j’avais des doutes sur le changement radical de ma vie que j’ai fait récemment. Des doutes ridicules à cause du manque de fonds, parce que j’ai tout abandonné pour pouvoir me consacrer totalement à ma nouvelle mission et je la démarre à partir de zéro, sans rien dans les poches. Mais je m’en fous, car j’ai compris que c’est bien ce que je veux faire, quand je serai grand. Vous voyez, il n’est plus là, parmi nous, Jacques Brel, mais il est toujours présent, grâce à ces chansons, grâce à ce qu’il a dit, grâce aux choix qu’il a fait dans sa vie, grâce à l’honnêteté et le courage, qu’il a eu et qu’il continue à diffuser. Et quand je vois des exemples pareils, je n’ai plus peur, les doutes ils peuvent aller chercher ailleurs. Tiens, chez mes compatriotes par exemple, ça nous aidera. Donc voilà, ce changement radical, cette mission que j’entreprends, c’est le pont que je vais construire entre l’Ukraine et la francophonie. Ça faisait un bon moment que je réfléchissais sur la façon de le faire, je continuais mon travail de programmeur pour survivre mais je m’approchais en même temps de ce rêve, à travers ces chroniques, à travers les ondes de la RTBF notamment. Quand l’équipe de RTBF était venue sur place à Odessa il y a quelques mois, j’ai tellement adoré ce qu’ils faisaient, comment ils le faisaient. Et puis tous leurs trucs de micros, caméras, montage… À chaque fois que je passe par le magasin qui vend tout cet équipement, juste à côté de chez moi, je sursaute, je rêve, je veux tout acheter, parce que pour moi c’est très joli, ça reflète ce que j’ai vraiment envie de faire dans cette vie. Et quand j’ai eu un déclic sur la façon de le faire, je n’ai pas hésité une seconde, et j’ai marché dans ce vide, qu’on va bientôt remplir avec plein de belles choses. Pour faire bref, on m’a offert un kiosque à croissants. Les meilleurs d’Odessa d’ailleurs, ces croissants, qui viennent de Belgique en plus. Mais détrompez-vous, je n’ai aucune intention de devenir boulanger. C’est une couverture, et juste la première brique du pont que je suis en train de construire. N’empêche que les autres briques, il faut bien que je les mette au plus vite, sinon je vais grossir à force de m’occuper de ce kiosque. Quand tu sens cette odeur, impossible de résister. Et il y a toute une histoire derrière cette petite boulangerie, à laquelle j’ai aussi participé. C’est David, le futur roi de la chaussure et l’ancien boulanger d’Odessa qui me l’a offert. C’est avec lui qu’on a fait la plupart de nos missions humanitaires dans la ville de Mykolaïv. C’est dans sa boulangerie, où il distribuait gratuitement ces croissants à la population, qu’on s’est rencontré avec David au tout début de la guerre et avec Françoise Wallemecq aussi. En gros, si vous m’écoutez maintenant à la radio, c’est grâce à ces croissants. Vous voyez comme les viennoiseries peuvent réunir les gens. C’est important, la bonne bouffe. Donc, je l’ai repris, ce kiosque pour une raison bien précise. Je veux construire un média. Un peu satirique, parce qu’on se marre beaucoup et ce serait dommage de ne pas le partager, mais surtout, culturelle. Les livres, la musique, les endroits, les gens surtout, leurs histoires qui peuvent très bien inspirer les autres. À Odessa on est bien placé pour le faire, et puis, comme je vous l’ai déjà dit, c’est une ville bien francophone, donc souvent il n’y aura même pas besoin de traduction. Pour l’instant je fais les arrangements au kiosque, je prévois d’en ouvrir un autre au marché où était placée l’ancienne boulangerie de David et je vais lancer la livraison. Je prépare aussi le site, qui va en même temps servir pour la vente des croissants, pour publier les articles et les vidéos du média et qui va aussi être une sorte de plateforme, qui va permettre aux gens d’Odessa et d’ailleurs de communiquer entre eux. Je me filme beaucoup, ce qui est nouveau pour moi, mais j’en fais aussi une sorte de télé-réalité pour attirer les fonds et surtout, les auditeurs, dès le début, car c’est vrai que tôt ou tard le business des croissants va rapporter quelque chose (pour l’instant il couvre difficilement les frais, mais ce n’est que le début), mais je doute que ça puisse nous faire gagner rapidement assez d’argent pour tout organiser, lancer et maintenir à long terme du côté médiatique du projet, donc c’est aussi les auditeurs, qui vont participer, je pense, au financement du média, avec les dons ou en achetant des t-shirts ou d’autres petits trucs qu’on va mettre sur le site. S’ils aiment le contenu bien sûr. Mais ils vont aimer, je ne doute pas, parce que nous on aime ce qu’on prépare et on y met notre âme, on a les yeux qui brillent. On a déjà élaboré les rubriques et les émissions. J’en parle à tout le monde et les gens se joignent facilement au projet, c’est contagieux. Et pour moi, je pense bien, ça pourrait être un projet de toute une vie, car il réunit tout ce que j’aime : les langues, l’écriture, la radio, la musique, la communication et surtout, les gens. Les gens qui inspirent, les gens qui puissent donner un bon exemple, qui mérite d’être découvert par le grand public, car ils rendent ce monde meilleur. Au contraire de ce que font ceux qui le détruisent. Et c’est ça ma réponse à cette guerre et à toute autre connerie qu’un être humain puisse encore inventer. Les conneries d’ailleurs, on va les recycler, vous allez voir. C’est une bonne tendance ce recyclage, je trouve. Même les pires conneries, on va les recycler avec soin et amour, comme on fait tout à Odessa. Si vous avez envie d’en savoir plus, c’est facile, j’ai déjà lancé une petite page-annonce qui se retrouve à l’adresse web lekiosque.club. Et oui, on aime bien les choses simples. Ça s’appelle LeKiosque, tout simplement.

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