Artem SAVART
Un Russe en Ukraine

Le Fin Mot | Épisode 5

Notre chronique mensuelle avec Françoise Wallemacq dans l’emission Le Fin Mot d’Eddy Caekelberghs sur RTBF (La Première)

J’ai commencé à envoyer mes chroniques à RTBF il y a presque deux ans, en novembre 2022, suite aux coupures d’électricité, qui duraient à cette époque pendant des journées entières. C’était tout nouveau. Moi, programmeur dont toutes les activités sont dans l’ordinateur, je ne savais pas trop quoi faire de ce temps libre dans le froid et dans le noir. Je n’avais même pas de carnet, ni de stylo. Je ne sais pas ce qui m’a pris d’écrire directement en français. Je ne l’ai jamais fait avant. Ce n’est pas ma langue maternelle et j’ai toujours des lacunes, je manque souvent de vocabulaire. N’empêche que, quand j’écris ces notes, les paroles viennent toutes seules, les réflexions et les conclusions se font toutes seules également.  Et à chaque fois c’est une découverte. Bref, pour moi ça reste un mystère. Et je suis loin de penser que ça vient de moi. Je m’ennuyais juste. Je voulais juste noter ce qui se passait autour de moi. Mais le destin a voulu que je continue, et grâce à ces petites chroniques plus ou moins régulières, avec les auditeurs de RTBF on a pu effectuer pendant ces deux ans plusieurs missions humanitaires, on a aidé les gens, on n’a pas été inutiles sur cette planète ne serait-ce que pour cela. Ne serait-ce que pour ces quelques sourires des gens dans le besoin, auxquels on a pu faciliter un peu leur épreuve. Et puis, j’ai vu le soutien des gens qui ne me connaissait même pas avant que je passe à la radio. Les dons bien sûr, c’est très important et ça a rendu possible ce qu’on a fait, mais surtout, leurs lettres, leurs petits mots qu’ils mettaient dans les commentaires accrochés aux virements. Ça m’a beaucoup changé. Je pense que je vais passer à travers toute ma vie la conclusion qu’il y a plus de bien chez les humains, que de mal. Et peu importe la suite, ça me fera toujours chaud au cœur, longtemps après cette guerre, qui finira tôt ou tard, comme toute autre guerre, emmenant dans l’oubli les victimes, les frontières, les accords. Tout recommencera. On aura sûrement un peu de tranquillité, un peu de repos, pendant quelques années ou quelques dizaines d’années si on est chanceux, en tout cas, jusqu’à la prochaine guerre. Qui commencera sous un prétexte encore une fois bidon, pour satisfaire encore une fois quelques égos insatisfaits, pour des raisons qui ne tiennent pas debout, qui ne valent pas une seule vie humaine sacrifiée, mais qui en prennent souvent des millions. Il y a plus de bien que de mal chez les humains, mais pour déclencher une guerre, on le voit depuis toujours, il suffit de peu. Il ne faut pas trop rêver non plus.

C’est marrant, je viens d’y penser, mais parmi tous ces gens qui nous ont soutenu pendant ces deux ans je n’ai pas remarqué un seul message d’un politicien. Ils n’écoutent pas la radio peut-être, ils ont sûrement autre chose à faire, ils ont sûrement un autre front que nous tous. Ça se voit très bien ici en Ukraine. Il y a des gens qui se battent au front, il y a des civils, qui participent en fonction de leurs moyens ou essaient juste de survivre, qui en souffrent beaucoup de cette guerre, et il y a des politiciens qui prennent des décisions ou, plus souvent, ont peur de prendre une décision. Et les décisions qu’ils prennent, il est rare que tout le monde en soit satisfait, donc autant prendre les bonnes, vu que les gens ne votent pas pour ça, ils votent pour les promesses. À quoi bon essayer de plaire, pourquoi ne pas essayer plutôt d’être efficace ? Ou peut-être ils essayent, mais n’y arrivent pas, qu’est-ce que j’en sais, qui suis-je pour les juger. En tout cas, je n’ai jamais vu un civil ou un militaire commencer une guerre. Des bagarres oui, mais une guerre, c’est toujours ceux qui dirigent les masses, qui les manipulent. Et on suit, ça doit faire partie de notre nature, sinon pourquoi on suivrait ? Bref, maintenant les politiciens nous guident pour faire la paix avec la Russie. Ils nous ont menés jusqu’à la guerre, maintenant ils en ont marre et ils veulent une pause. On aimerait bien, mais comment ? Vous avez vu les conditions qui ont été déclarées par l’autre ? Je doute que les hommes politiques en Ukraine aient le courage de perdre encore plus la face. Pareil pour les occidentaux, donc ça va encore durer un moment. Ça va encore emporter des vies, et ça finira de toute façon par un compromis, et je ne serais même pas étonné qu’on revienne à ce que c’était le 23 février 2022, la veille de l’invasion. Parce que l’Ukraine n’a jamais eu les moyens de se défendre contre la Russie, et l’Occident, malgré ce mémorandum de Budapest qu’on devrait imprimer sur le papier de toilettes pour bien se souvenir à chaque fois de ce que c’est : les promesses, même signées, il n’a jamais eu l’intention de protéger l’Ukraine jusqu’au bout. Il n’a jamais eu l’intention de détruire la Russie, de punir l’agresseur, d’aller jusqu’à Moscou leur donner une leçon de prise de conscience. Ce n’est pas difficile à comprendre, ça saute aux yeux, au bout de deux ans et quelque. Vous vous souvenez de ce qu’ils disaient les politiciens au troisième jour de la guerre, quand l’Ukraine a pu résister quand même rien qu’avec le courage et l’enthousiasme ? C’est beau ce qu’ils disaient. Ça flatte. Ça flatte toujours. Mais c’est faux, ils s’en fichent complètement. C’est leurs mandats qu’ils défendent, et encore, à goutte d’eau.

Mais détrompez vous, je n’essaie pas de blâmer les hommes et les femmes politiques, ils ont leur place dans ce monde sous telle ou telle forme depuis toujours. Le monde est comme ça, c’est tout, il faut juste ne pas l’oublier quand on vous bombarde de slogans, pour au moins essayer d’éviter d’être bombardé un jour par autre chose. Et si on n’a pas su l’éviter, une guerre, ce n’est pas très compliqué non plus. C’est cruel, méchant et toujours injuste, mais pas compliqué. Ni à comprendre, ni à vivre dedans. C’est risqué, c’est vrai, ça bouleverse, surtout au début, mais avec le temps on s’y habitue, l’humain a survécu dans des conditions beaucoup moins confortables et stériles que nous permettent les guerres d’aujourd’hui. Enfin, pas tous, mais, l’humanité, il ne faut pas s’en inquiéter (Comme pour la planète d’ailleurs… Mais bon, c’est un autre sujet) Ce qui devrait nous inquiéter vraiment, c’est des slogans. Examinez-les bien, avant de les suivre, ça peut sauver des vies. En vous le disant, je me rappelle encore une fois le début de mes chroniques à la RTBF. Elles étaient courtes, écrites à la main, enregistrées avec un vieux téléphone, tout le monde parlait encore de l’Ukraine, et je lançais moi-aussi des slogans, je blâmait cette injustice, je criais presque, ça me déchirait de l’intérieur. Je vous propose de réécouter l’une des premières.

Je vous envoie toutes ses paroles depuis une cave, ce fameux point d’invincibilité, dont je rêvais dans cette chronique que vous venez d’écouter. On l’a construit, c’est vrai. Il a servi, c’est vrai. Et ça continue à servir, car les coupures d’électricité ont repris avec encore plus de force, on a droit chaque jour à une moyenne de 8 heures d’électricité sur 24, par petites doses, et ce n’est pas encore l’hiver. Il fait chaud, pendant la nuit on n’en a pas trop besoin, et quand il fait jour, on se promène plus, on lit plus, on profite plus du beau temps. On aimerait bien travailler plus, car l’argent, ce n’est pas ce qui est de trop en temps de guerre, mais c’est vraiment difficile, l’économie est en chute terrible et les gens sont démotivés. Et puis, ces coupures, ça détruit les business. Moi-même j’ai dû jeter du congelé pour une somme bien ronde, car tout a été décongelé, donc devenu non comestible. Du coup j’ai fermé ce business des kiosques à croissants que je venais à peine de reprendre, ce n’était déjà la folie en temps de guerre et si en plus on ne peut pas avoir du courant… Au moins j’ai ramené le four, le congélateur et la machine à café à ce point d’invincibilité. J’ai équipé une petite cuisine, ce sera une chose de plus pour les gens qui viennent ici pour profiter de l’électricité, qui nous est fourni par le générateur, offert généreusement par un auditeur belge, en février 2023. On a aussi une machine à laver, une douche et beaucoup de tables, chaises et prises électriques. Tout pour essayer d’être autonome pendant une bonne période. Surtout en hiver, avec ce froid qui va transpercer la ville. On s’en souvient, on se prépare, comme on peut. Moi je suis encore une fois retourné vers la programmation, un métier qui m’a toujours nourri. Qui a permis entre autres, de financer ce point d’invincibilité, qui a coûté beaucoup plus qu’on a pu récolter en dons, dont je ne remercierai d’ailleurs jamais assez les auditeurs de RTBF qui ont participé à la cause. Je ne remercierai non plus pas assez l’équipe de RTBF qui a participé, je le sais, également, et qui continue en plus de s’occuper de ces chroniques. Ce qui nous fait tenir encore et encore, malgré toutes ces difficultés, c’est de savoir que malgré l’oubli et la fatigue dans lequel l’Ukraine est en train de plonger, il y a des gens, qui ne sont pas indifférents. Et même si ce n’est plus un feu de résistance de l’année 2022, même s’il n’en reste qu’une petite flamme de bougie, fragile et sensible au vent qui frappe à travers la fenêtre toute aussi fragile de la ligne du front, on va tenir. Le temps qu’il faudra. Car on n’a pas le choix. Rien n’a changé de ce côté.

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