Artem SAVART
Un Russe en Ukraine

Les Couleurs de l’Info : Ép. 3

Notre chronique mensuelle avec Françoise Wallemacq dans l’emission Les Couleurs de l'Info d’Eddy Caekelberghs sur RTBF (La Première)

Voilà-voilà, le 5 novembre a eu lieu, mais les 24 heures durent plus que prévu bien entendu. Et pourtant, ça soulage quand-même. On peut maintenant attendre le 20 janvier, et ensuite on attendra autre chose. Un sommet, une réunion, des élections, un autre plan qui se préparerait, quelque chose dans le futur, mais pas très lointain, sinon ça casse toute l’ambiance, toute l’illusion. Il ne faut pas avoir trop à attendre, il faut y aller petit à petit, étape par étape, ça ralenti la vitesse de la chute, et puis il peut bien y avoir un arbre avec une couronne large et douce parmi ces rebords auxquels on essaie de s’accrocher. On évitera peut-être de se défigurer complètement.

On s’accroche souvent à des dates, à des évènements, que nous croyons si importants, si forts pour pouvoir changer notre vie. Même si on sait que ça ne va rien changer du tout, ça nous fait rêver, ça nous permet de mieux attendre. Ce serait trop facile peut être si on pouvait ne rien attendre du tout et agir comme ça nous chante maintenant, et peut être que l’on le peut, on n’attend personne pour aller aux toilettes, on le fait, quand on a envie, mais je pense que si on pouvait déléguer ça aussi, on le ferait.

On aime bien crier liberté, mais on déteste les responsabilités.

On préfère les mettre sur les épaules des autres. Les autres, c’est facile, on peut toujours expliquer à soi-même que ça n’a pas marché parce que les autres… ils ne veulent pas, ou ils n’ont pas pu, enfin, que ce n’est pas de notre faute. C’est peut-être des sujets fondamentaux qui n’ont pas de réponses que j’essaie d’aborder, doit-on être sujet ou objet, comment passer de l’un à l’autre, doit-on se plaindre, a-t-on le droit, si on ne répond pas de ses actes et si on laisse décider quelqu’un d’autre pour nous. A-t-on le droit tout court ou on fait partie d’un plan suprême?

Et puis, quelqu’un d’autre, c’est qui exactement, les américains, les russes, les poutines, les zelenskys, les militaires, les fonctionnaires, les civils, les voisins, les passants dans la rue, dieux, peut-être ? l’immigration ukrainienne, tiens, pourquoi pas, j’ai une dent contre eux, je les trouve bêtes et inutiles, parce qu’ils ne me donnent pas ce que je veux. Mais si je réfléchis, si je me mets à leur place, bien que je trouve bête et inutile l’existence même de cette place, ils ne font que suivre ce qui leur est prescrit, et puis, si je creuse un peu plus et essaie de trouver du sens dans ce qui m’arrive, tôt ou tard j’en trouve, et si je continue de creuser je peux aller bien loin et comprendre finalement que tout ce qui m’est arrivé depuis que je suis né c’était plus ou moins mon choix à moi. Je l’ai fait consciemment ou pas, mais je l’ai fait.

Étais-je guidé ? Peut-être. Même si je ne pourrai jamais expliquer pourquoi on a deux bras et deux jambes, pourquoi on est fait comme ça et pas autrement, et puis c’est quoi déjà la vie et la mort, d’où on vient, où on va etc., je ne peux quand même pas nier ma part de responsabilité si le mot même existe, si les mots existent, et si ce sont les gens, qui se servent de la langue en la faisant évoluer. Responsabilité, ça n’a pas de limites ou de formes précises, j’imagine, et très souvent, ce n’est qu’après les dégâts qu’on se rende compte, qu’on n’en a pas eu assez. Pas assez pour être un peu plus prévisible, un peu moins distrait, un peu moins négligeant.

On en parle beaucoup en Ukraine en ce moment. Les dégâts, on en a eu assez pour se rendre compte qu’on est quand même les premiers responsables. Depuis l’indépendance ce beau pays, je le dit sans aucun sarcasme au cas où, vendait ses armes, se vendait à qui offrait plus, appréciait tellement ces citoyens qu’une bonne partie s’est barré bien avant l’invasion.

Et maintenant on pleurniche bien sûr,  on pleurniche toujours car pendant ces presque 3 ans d’invasion on en est toujours là. Sans armes, sans usines. Ceux qui essaient d’en faire, parce que les ukrainiens, ils sont quand-même créatifs, ils savent inventer les choses, et bien, on envoie leurs employés au front sans réfléchir. Priorités… Quelles priorités… plutôt changer les noms de quelques rues ou enlever quelques monuments, ou défendre avec encore plus de courage la langue ukrainienne en maudissant ceux qui osent toujours parler russe publiquement, en les tabassant des fois. Ça peut toujours aider, surtout quand on demande de l’aide aux pays qui se sont battus pour leur droit de parler ce qu’ils veulent, pour leur dignité qu’on a défendu aussi, au tout début, la dignité, écrasée souvent par l’état, qu’on a défendu avec. Donc, le 20 janvier, d’accord, voyons voir. En attendant, on continue…

1000 jours ou plus que ça continue… En gros, vivre en guerre ce n’est pas si différent. En fonction de la distance par rapport à la ligne de front c’est encore un peu plus différent mais on s’habitue assez vite à toutes conditions. Les bombardements, ça surprenait au début, au bout de trois ans ça peut faire peur des fois mais cette peur ne dure pas longtemps, un coup de sommeil et on revit. Enfin, on revit, on survit quoi. C’est un marathon de survie. Jour après jour, la même routine. Jour après jour, les mêmes réflexions, les mêmes questions suspendues dans l’air, déchirées régulièrement par divers débats et relâchées dans la nature, sans réponse, avec un peu d’espoir et beaucoup de certitudes chagrinées.

Question très répétée : que choisiriez vous, une fin horrible ou une horreur sans fin ? Y a pas de bonne réponse, car la question est truquée. J’imagine, qu’il ne faut pas choisir entre seulement ces deux options qui pèsent pourtant à tel point qu’on a du mal à envisager autre chose. On attend, on fait aller. On ne croit plus au patriotisme. Certains l’expriment publiquement mais ça résonne tellement faux. Ils n’ont pas l’air très certain, ces certains. Pas mal de gens qui avaient choisi de parler ukrainien alors que leur langue maternelle était le russe, sont revenus à leurs racines. Les alertes, on ne fait plus attention, on peut le voir dans les magasins qui ne ferment plus pendant les alertes même si ça n’arrête pas de frapper. Le couvre-feu est de moins en moins respecté…

En parlant de respect, il y en a de moins en moins envers les autorités, envers le système qui n’a jamais changé pendant ces 33 ans d’indépendance. Népotisme, corruption, oui, bien sûr, ça peut surprendre, ça peut décevoir, quand certains s’enrichissent alors que les moins chanceux se battent au front. Ils ne se battent pas pour eux, certainement, mais ils font avec. Népotisme, corruption, oui, ça peut être compliqué d’éliminer, je peux comprendre, mais le comportement des autorités envers le peuple, est-ce vraiment compliqué d’être un peu plus respectueux ? Est-il vraiment nécessaire de chasser les hommes dans la rue comme s’ils étaient des criminels, en les tabassant ? En portant toujours l’uniforme de l’armée en plus lors de ces procédures d’enlèvement ? Est-il vraiment important d’humilier les gens en leur proposant à chacun au niveau national, comme si c’était quelque chose d’extraordinaire, une aide générale de 1000 hryvnia, ce qui ne fait même plus 25 euros. Il y a des gens qui ont besoin de beaucoup plus d’aide, et ceux qui arrivent à s’en sortir, ça ne va pas changer quoi que ce soit pour eux. C’était quoi ce geste de générosité perverse ? Est-il si difficile d’être un peu plus sélectif ?  Il manque des informations, peut-être sur les montants des retraites et les prix dans les magasins, les prix de chauffage et d’électricité.

Le soi-disant plan de paix, oh pardon, plan de victoire, n’a pas été pris au sérieux à l’étranger, on est maintenant en train de préparer un plan de victoire intérieur, pour le présenter à la population. Mais c’est quoi ce délire. Et c’est quoi cette victoire. Sur qui. On va gagner quoi ? Est-ce qu’il y a un mot dans ces plans sur la vie des gens après la guerre. Pendant la guerre. Pourquoi continuer, pour quelles raisons et quels objectifs ? Reconquérir les territoires ? Pour y amener quoi exactement ? Quel bonheur suprême on va leur proposer ?

Plus de 100 000 personnes sont revenus à Marioupol occupé, à Marioupol si soigneusement détruit par les occupants au tout début de la guerre. Plus de 100 000 personnes ont préféré l’occupation. Volontairement. Alors qu’ils avaient fuit à l’époque. Ce n’est pas les territoires qu’il faut maintenant regagner. C’est d’abord la confiance et la foi en son pays, en son futur, au moins. Ça commence par là. Et ceux qui ont fui à l’étranger, en Europe ou ailleurs, qui continuent de fuir, donnez-leur une seule raison pour revenir. Allez, mettez-le dans votre plan de victoire. Votre plan de paix juste et ultime.

Je me souviens très clairement des quelques premiers mois de cette invasion. Les journalistes qui étaient sur place pourront confirmer cette ambiance de certitude, de volonté commune, de résistance indiscutable. On avait tous une chose en commun, la dignité, et on la défendait, avec ce qu’on avait sous la main. On n’avait pas grand chose, mais on a pu le repousser, cet envahisseur, parce qu’il y avait cette forte raison de le faire. Tous ensemble on ne faisait qu’un seul, et bien, on est de plus en plus seul, mais chacun de son côté.

On prétend toujours que la vie humaine en Ukraine est supérieure à tout. En tout cas, il y a pas mal de gens qui aimeraient que ce soit ainsi. Et ils en discutent, publiquement, je trouve ça bien. On est loin de se cacher des problèmes, on est loin de ne pas chercher et proposer des solutions. Et on peut toujours le faire sans crainte, on peut toujours ne pas être d’accord avec ce qui se passe et ne pas être mis en prison pour cela, comme en Russie, par exemple.

Ça rame, bien sûr, c’est rarement pris en compte par les autorités, mais rien que de savoir qu’il y a des personnes intelligentes qui ne lâchent pas, qui continue de formuler, de chercher, de proposer, me laisse croire que ce pays, cette nation est très loin d’être foutu.

Essayer au moins de mettre en avant la vie humaine, avant toute autre chose y compris ce fameux patriotisme, c’est ça, que j’appellerais être un vrai patriote de son pays. Parce que si ce ne sont pas que des paroles, c’est un boulot de toute une vie. Car, c’est quoi au juste, la vie humaine avant tout ? Les conditions de vie, l’éducation, les possibilités de business, la médecine, oui, bien sûr, ça en fait partie. Mais c’est aussi et surtout le système qui est mis au service de cette vie, et pas le contraire.

La bureaucratie qui t’aide à chaque étape de ta vie, de ta naissance, jusqu’à ta mort, au lieu de te pourrir la vie à chaque occasion. Le système qui t’offre les droits et qui veille à ce qu’ils soient vraiment respectés à tous les niveaux, rien que pour te remercier que tu aies choisi de naître ou de venir vivre ici, au lieu de te manipuler et de t’humilier à chaque étape de ta vie, surtout quand tu ne peux plus rien lui donner, sois-tu retraité ou démobilisé suite aux blessures. Le système où la corruption n’a plus aucun sens, car les fonctionnaires sont rémunérés, par exemple, en fonction de leur efficacité. S’ils sont vraiment efficaces ils gagnent beaucoup plus que ce qu’ils auraient pu voler, et s’ils ne sont que des parasites, alors ils ne peuvent même pas obtenir leur poste.

Ça marche dans des vraies entreprises, pourquoi ça ne marcherait pas si on considérait un pays en tant que telle ? Une entreprise avec beaucoup d’actionnaires oui, et alors ? Ça me parait vraiment logique, si on met la vie humaine avant tout autre chose, comme on prétend toujours, sauf que, pour l’instant, on ne fait que prétendre. Il est grand temps de le réaliser, et je ne vois pas en quoi la guerre empêche de le faire.

Les hommes fuient la mobilisation parce qu’ils savent, tout simplement, qu’ils ne peuvent pas confier leurs familles au système actuel, et c’est normal, qu’ils ne veulent pas le défendre. Et je les trouve plutôt responsables ces hommes-là. Afin qu’ils aient envie d’aller mourir pour leur patrie, il faut d’abord leur donner envie de vivre pour elle.

Et qui sait, si on le réussit, il ne faudra peut-être plus aller mourir, et ces fameux territoires occupés, vont demander tous seuls leur réintégration. Là, peut-être, tous ceux qui sont tombés pour ce pays et non pas pour ce système, vont pouvoir rester en paix, où qu’ils soient.

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