Artem SAVART
Un Russe en Ukraine

Les Couleurs de l’Info : Ép. 4

Notre chronique mensuelle avec Françoise Wallemacq dans l’emission Les Couleurs de l’Info d’Eddy Caekelberghs sur RTBF (La Première)

J’écris cette note pendant une coupure d’électricité, à l’ancienne, avec un stylo, un carnet et une lampe, pour me faire plaisir, car ça me rappelle les premières coupures du novembre 2022. Au début, c’était le choc, on ne savait pas quoi faire, comment agir, comment travailler, comment vivre dans tout ça.

Maintenant après tant de temps et tant d’épreuves on a compris comment ça marche, on ne s’inquiète plus. Toujours 2-3 lampes à proximité et une dans la poche, c’est souvent utile quand on se retrouve soudain dans l’obscurité, pour ne pas se casser la figure. Les coupures peuvent vous surprendre à tout moment et nous, on est prêt. On n’attend pas, on ne cherche pas, on est juste armé, c’est tout. Pas d’électricité ? Allez, poche droite ou gauche et hop, que la lumière soit.

Et l’on fait ce qui est possible de faire sans. On l’a remise ? Allez, d’autres tâches ménagères ou professionnelles s’ensuivent. S’il faut quand-même travailler sur ordi pendant les coupures, et bien, les batteries sont toujours chargées, il y en a toujours plusieurs et pour avoir une connexion il suffit de connecter le routeur à l’une d’elles et grâce à la fibre optique que tout le monde a, dont on ignorait l’existence avant, on a toujours accès à l’internet et la vitesse est même pareille.

Si ça dure plus que 3 ou 4 heures, le temps qu’un ordi moyen se décharge, et bien au point d’invincibilité qu’on a construit, ainsi que dans pratiquement n’importe quel endroit public les générateurs font minutieusement leur travail de générateur, ils génèrent. De l’électricité, de l’énergie, de l’espoir aussi, de la foi en l’avenir malgré les circonstances qui nous éloignent du confort.

De la pollution, quand-même, il en génèrent aussi. Ça pue et ça fait du bruit,  mais en même temps, transformer une énergie potentielle en quelque chose de réel, de pratique, d’utile, des fois ça fait plus que du bruit. Ça peut même ruiner, avant qu’on ne renaisse renouvelé. Donc on accepte. On accepte aussi, j’ai l’impression, que l’Ukraine est en train de changer. C’est dans l’air. Il n’y a plus de de choix, on ne peut plus nier que ça ne marchera plus comme avant.

Certains essaient d’agir à l’’ancienne, mais tous on sait que ça ne va pas durer, des changements inévitables nous attendent. Sous quelle forme, dans quelle direction ? Là, il faudra ne pas se rater, vu le prix qu’on a déjà payé pour cette chance. Une deuxième comme ça, la chance, pourrait être fatale. Tous ces problèmes qu’on a eu, qu’on aura encore pendant un moment, ils n’ont fait que soulever certaines pourritures essentielles du système déjà mourant, qui n’a jamais été vraiment révisé.

Dans mon métier de programmeur et développeur web, par exemple, l’absence de maintenance préventive, la négligence des problèmes qui ne semblent pas si graves au début, ça peut mener facilement, et c’est souvent le cas, à la mort d’un tel ou tel système ou site web mal surveillé. Les concurrence, les nouvelles technologies, les hackeurs, l’obligation d’évoluer quand–même rien que pour survivre font que ces petits problèmes négligés deviennent plus graves et causent un risque existentiel.

Là alors, il ne s’agit plus de boucher des trous en en créant d’autres, pour sauver ce système. Il faut maintenir bien sûr le mourant le temps nécessaire, mais tout en mettant la majorité des ressources dans la création d’un nouveau système, plus moderne, plus subtile aux changements potentiels dans le futur même éloigné, prévoir une évolution progressive de ce système, ne pas essayer de tout reconstruire d’un coup, ça ne marchera pas, plutôt garder le code en bonne santé et le rendre dès le début le plus flexible que possible et le plus universel, le plus interdépendant afin qu’on n’ait plus jamais à boucher des trous par-ci par-là en faisant des compromis, en guérissant les symptômes au lieu de guérir la vrai maladie.

Afin qu’on puisse changer une ligne de code qui n’est plus d’actualité, ce qui arrive régulièrement, et que le changement s’applique partout où ce morceau de code est utilisé. Pas de code répétitif ou excessif donc et surtout pas de code contradictoire – si on se le permet une fois, on va s’enterrer un jour dans ces contradictions. Et il n’y a rien de mal dans une reconstruction d’un système du zéro.

C’est toujours une chance de prendre en compte non seulement ses propres erreurs du passé, mais aussi celles des autres : partenaires, concurrents.

Pas forcément pour tuer leur business en proposant quelque chose de plus moderne, mais on évolue, c’est normal d’être à jour. On les fait ces reconstructions dans notre vie souvent (si ce n’est pas toujours) à travers des crises et des fois, des crises qui risquent de nous anéantir, comme actuellement en Ukraine. Être en danger mortel comme une guerre, ça vous enlève certaines illusions de longue durée en rien de temps. Et cela ne dépend que de vous, de votre choix, de votre lucidité bien sûr et responsabilité aussi, si vous allez vous souvenir un jour de ce danger comme d’une épreuve, d’une étape de votre évolution, ou si il vous tuera, tout bêtement.

La mobilisation qui ne marche pas, qui fait peur et démotive au lieu de mobiliser. L’économie qui s’écroule et qui va se casser la gueule tôt ou tard. Les gens qui meurent, à cause des bombardements aussi, mais surtout à cause des conditions de leur vie, ou des déprimes, ou en hôpitaux pas assez équipés alors que ce n’est pas si impossible et si cher de les rééquiper que ça peut paraître.

Ou les gens qui fuient le pays, en traversant des montagnes pendant des jours, des rivières à la nage, dans des coffres des voitures des fois, parce qu’ils n’ont pas, soi-disant le droit de quitter ce pays, alors qu’il l’ont, ils ne sont pas des prisonniers, et ils l’exercent comme ils peuvent, en risquant souvent leur vie. Tous ces problèmes, ce n’est pas parce que les ukrainiens ou les russes, ne soyons pas racistes, n’ont pas de talent, d’ambition, d’intelligence ou de courage.

J’en connais des dizaines de gens personnellement qui sont partis et ont été plus efficaces, productifs et reconnus ailleurs que dans leur pays d’origine et tout ça, en travaillant encore moins. C’est juste que, un pays, ça peut t’étouffer quand le système installé n’est plus à jour pendant une longue période, ou dès le début a été fait par des malfaiteurs. Prenez seulement l’exemple de l’Union Soviiétique. Combien de talents qui ont réussi à s’échapper, il a donné au monde. Combien de talents il a éliminé dans ses camps ou en les fusillant directement. Combien de talents sont morts d’alcool, parce qu’ils ne pouvaient pas s’ouvrir et encore moins ne pas être comme la moyenne.

Moi, personnellement je me fiche des noms des pays, de leur patriotisme souvent assez hypocrites et de leur histoire, culture, langues ou autre chose quand il le mettent avant la vie humaine, justifiant ainsi leurs crimes. Ce qui compte pour moi, et je sais qu’on n’est pas en minorité dans ce monde, ce sont ces personnes dont chacune est unique. Chacune, t’en trouve pas pareille. Et il n’y a pas de moyenne dans ce monde. C’est inventé, pour manipuler ou faciliter, mais ce n’est pas naturel.

Et tout système qui voudrait survivre et évoluer de nos jours, devrait se débarrasser de cet archaïsme à la con. Plus on a des possibilités d’ouvrir nos talents, plus le système qui l’aurait permis, aurait de bénéfices. J’espère de tout mon cœur, que l’Ukraine saisira cette chance de vite changer, après tant d’épreuves et de vies brisées. Elle n’est pas loin la lumière, on le sens, on la cherche cette lumière, qui ne va probablement pas nous guérir nos blessures, elles vont se cicatriser toutes seules, un jour, mais qui est bien méritée, et qui mérite bien à son tour d’être accueillie en tout honneur, avec toute notre décence qu’il nous reste encore, j’espère. Elle vient, cette lumière, on le sait. Soyons prêts et efficaces.

Je me souviens d’une phrase d’un ami à propos de cette guerre. Toutes les guerres soudaines, surprenantes, inespérées, ça dure plus ou moins 4 ans. La première année, on est tous choqué, excité etc. La deuxième année, on est moins excité, mais on continue, on a encore de la force et du courage, on avance, on recule, on se fait des coups pas possible, on bouge quoi. La troisième année, on n’en peut plus. Le patriotisme disparaît, mais on continue, parce que l’autre il continue et on ne sait pas comment arrêter cette merde, ni pourquoi vu qu’on est déjà allé assez loin, qu’on a déjà sacrifié beaucoup et ça n’a rien apporté. La quatrième année, on en peut de nouveau, car deuxième souffle et on n’en peut plus de n’en pouvoir pas, mais du coup on l’arrête, par force ou par diplomatie, n’importe comment mais on cherche le moyen. Et comme on devient, je pense, plus expérimenté, on le trouve, parce qu’on veut la paix.

J’ai surpris ce matin deux de mes chats dormir, ne faisant qu’un seul, en se caressant même lors de l’ouverture d’un œil qui veille toujours, parce qu’un chat ça ne dort pas vraiment. Et bien ces deux chats, uniquement ces deux-là, ils se battaient plusieurs fois par jour, chaque jour, depuis qu’ils sont grands. L’orgueil, l’envie de dominer, de prouver quelque chose aux autres ou à soi-même, j’ignorais les raisons, eux aussi je pense. Mais les prétextes, ça ne manquait jamais. Et d’un coup ils ne se battent plus.

Je verrai peut-être mes parents et mes proches en Russie un jour, me suis-je dit, sans risque pour moi ni pour eux. La guerre s’arrêtera, les avions remarcheront, se sera une heure d’avion depuis Odessa à Lipetsk. Moscou, à la limite, parce qu’il n’y a jamais eu de vol direct. Moscou et puis prendre ce train qu’on appelle rapide. 120 km heure pour nous c’est rapide, excusez-moi. Et aujourd’hui pour moi même 1 km heure serait assez rapide du moment que ça bouge, car ça dure une éternité. Une éternité, parce qu’on espère bien sûr, mais on ne sait pas vraiment, si ça va être le cas.

C’est vrai, toutes ses familles déchirées par la frontière ukrainienne ou encore plus, par la ligne du front, qui ne vont peut-être jamais se revoir, qui sont obligées de s’inventer une autre vie, adapter leur futur, leurs projets, leurs envies à la nouvelle réalité. On termine cette troisième année épuisés, bien sûr, certains ont même déjà tourné la page complètement.

Et ça se voit de plus en plus, ce contraste entre la vie civile, qui essaie de tourner la page, et le front, qui doit continuer, qui est toujours en manque de tout, d’équipement, de médicament, d’effectif, d’espoir. Les collectes pour eux sont de plus en plus rares pourtant, et ressemblent plutôt aux derniers cris au secours.

Non assistance… oui… c’est bien ça.

Ce front, qui a toujours besoin, plus que jamais, de ne pas se sentir oublié, alors que c’est de plus en plus le cas. On s’approche des fêtes de fin d’année, c’est dans quelques jours seulement, certains de ces guerriers vont les fêter dans des tranchées froides et humides. Certains, pas tous, car quelques jours, c’est suffisant pour en perdre encore. Pour en perdre encore et encore jusqu’à ce que nos nobles représentants trouvent ce putain de moyen d’y mettre fin.

Nous les civils, on va essayer sûrement de les soutenir comme on peut, de soutenir aussi d’autre civils, moins chanceux que nous-même, qui n’ont même pas de quoi acheter un cadeau pour leurs gosses ou des gosses qui n’ont plus personne pour se soucier de ça, qui sont orphelins à jamais. Bref, tous ces trucs de guerre pas jolis, qui te déchirent le cœur, mais enfin, qu’est-ce que tu peux y faire, c’est notre nouvelle réalité.

Moi, je n’ai pas encore tourné la page, mais je songe un peu au futur. Je me suis trouvé une raison, un objectif. Avec certains d’entre vous on a construit tout un point d’invincibilité, qui, j’espère, sera inutile, une fois la guerre terminée. Ce serait quand-même dommage de tout démonter un jour. L’argent oui, on en a investi, mais on y a aussi mis de notre âme, ce qui est beaucoup plus important.

J’ai donc décidé de continuer à payer le crédit et de le racheter au plus vite, y mettre toute mon énergie au travail, et prochainement, le transformer en une sorte de centre culturel de la francophonie.

Et essayer d’établir son fonctionnement de sorte qu’il fonctionne tout seul et soit gratuit pour les gens. Ce sera mon hommage à la ville d’Odessa où j’ai la chance de parler français autant que je veux avec mes amis, avec des étrangers qui viennent et reviennent. C’est ici que je me suis découvert vraiment, ça vaut beaucoup. Ce sera un hommage aux auditeurs de RTBF qui nous ont toujours soutenu, et puis, ça aidera les gens, qui s’intéressent à la francophonie, ils sont très nombreux à Odessa, aux futures générations aussi, qui s’y intéresseront. Qui pourront participer aux événements culturels, aux clubs de conversations, aux concerts même. Y faire des émissions, une revue ou une petite radio en ligne même, j’ai déjà construit un petit studio, mais n’irons pas trop vite quand-même. Il n’y a pas énormément de place mais c’est pas grave, il y en a assez. L’important est de pouvoir se retrouver autour d’un sujet dans un endroit sympa qui aura toujours ses portes ouvertes.

Et puis mon rêve, c’est prêter des livres et faire passer des beaux vieux films. Si je parle français comme je le parle, c’est grâce à ça. J’ai déjà construit une partie des étagères de la future bibliothèque, j’en construirai davantage, j’adore travailler le bois.

Et si vous voulez nous faire un cadeau de Noël, ou un cadeau de n’importe quelle fête dans le futur, envoyez-nous des livres en français. Dédicacez-les ou accompagnez-les des cartes postales, on les gardera pour l’histoire. Ce n’est pas pour rien qu’on dit qu’un livre c’est le plus beau cadeau qu’on puisse offrir. Un livre, ça vous apprend beaucoup, ça peut changer votre vie.

Je ne sais pas si un livre peut arrêter des guerres mais sûrement, plus on en lie, plus ils nous apprennent, plus ils nous font découvrir nous-même et les autres, moins il y en a. Bonne fin d’année à toutes et à tous.

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