Les Couleurs de l’Info : Ép. 5
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Samedi soir. Odessa. Déribasovska. Rue piétonne. Rue de promenade. Rue d’artistes. De chanteurs surtout. Je ne sais pas s’ils ont des horaires et des plannings, mais il y a toujours quelqu’un qui chante, guère ou pas. En ukrainien, en anglais, en français des fois, mais surtout en russe. Plus en russe que dans une autre langue. Et les gens applaudissent. Un groupe de policiers passe tranquillement. Ils ne font que passer. Quant aux chansons, il y en a qui ont même été composées dans ce pays voisin, ce pays agresseur, qui nous a apporté tant de mal, tant de regrets, tant de souffrances. Qui nous en apporte toujours, assez généreusement, mais on est fatigué. Fatigués et contents, quand on arrive à se déconnecter un peu. Désolés et heureux, quand on arrive à oublier, ne serait-ce que pour un moment, pour une chanson. Elle est en russe, tant pis, on la connaît, tous ensemble, on la chante tous ensemble parce qu’elle est belle et juste, tout simplement. Quelle différence, tout compte fait. Et quant à la langue russe, après tant de scandales à la con, tant de tentatives d’étouffer cette langue, de la chasser loin des rues ukrainiennes, loin des cœurs ukrainiens, non seulement elle a survécu, mais elle est devenue en quelque sorte une langue de résistance, une langue de confiance. Les conversations officielles, par exemple, on les commence souvent en ukrainien, et une fois la confiance établie, on passe au russe. Bizarre, comme cette politique, disons le franchement, anticonstitutionnelle, envers la langue maternelle d’une grande partie des habitants de l’Ukraine, qui est aussi, on n’y peut rien, la langue maternelle de l’agresseur, non seulement n’a pas marché, mais a donné le contraire. Enfin, si ce contraire n’était pas le but de cette politique, allez donc savoir. Allez savoir si ce slogan tellement répété en Ukraine depuis 2014 : Armée, langue, fois, n’a pas été conçu dans des bureaux du KGB en Russie. Ce slogan, contre lequel a voté la majorité des ukrainiens lors des élections de 2019, nous est retombé dessus quand même, pratiquement de suite après ces élections et avec plus de force, bien entendu, après ce 24 février, qui dure depuis plus de 1000 jours, qui tue depuis plus de 1000 jours. Qui tue non seulement les gens, ces militaires et ces civils, bientôt oubliés, souvent oubliés, beaucoup oubliés, mais aussi le pays tout entier. L’autre, il s’occupe soigneusement des meurtres, et le reste, allez savoir, qui s’en occupe. Ce que j’en retiens comme leçon : une langue, ça reste une langue, rien de plus. Dès qu’on essaie de lui attribuer quelque chose qui ne lui est pas propre, il s’agit d’une manipulation. Et ce qui se cache derrière cette manipulation, n’est jamais bon. Ce qui est triste, c’est qu’on s’en rend compte après les dégâts irréparables. L’histoire ne nous apprend rien du tout, c’est très rare qu’on apprenne. Ce n’est pas la première fois qu’on tombe dans ce piège, ce n’est pas la dernière. Nos différences, qui font notre richesse, nous font aussi très mal. Existe-elle, donc, cette frontière, qu’on ne devrait pas dépasser pour ne pas la transformer en ligne de front. Cette frontière, qu’on dépasse quand même, en rien de temps, à la moindre occasion. Vous vous souvenez du covid ? Cette épidémie, que nous, en Ukraine, on a oublié le matin même du 24 février 2022, en rien de temps. Comme si elle n’existait pas, alors qu’on n’arrêtait pas de se déchirer la veille pour toutes ces questions de vaccins, complots, droits et obligations, liberté, économie. On dirait que nous les humains il nous faut toujours quelque chose pour se déchirer. Des prétextes, vous pouvez en trouver dans n’importe quel journal de n’importe quelle date, il n’y a jamais eu de pause. On ne peut pas vivre en paix, on ne peut pas s’entendre. Il y aura tout le temps des conflits, des guerres, des meurtres. J’en suis désolé mais je ne vois pas pourquoi il n’y en aurait pas. J’en conclus donc que c’est dans notre nature, que c’est bel et bien la norme; et ce qu’il nous reste, c’est d’essayer de trouver et de produire un peu de bonheur et de dignité, malgré tout ça. Histoire de contrarier un peu cette norme, dans laquelle on vit, mais qu’on n’arrive pas à accepter, quand-même. Qu’on n’arrivera jamais à accepter, j’en conclus aussi. Heureusement.
En parlant du diable, tiens. On a toujours tendance à le cadrer, à le placer dans telle ou telle personne. Très souvent il nous arrive d’en avoir plusieurs en même temps et on commence à se perdre un peu. On ne sait même plus lequel choisir, comme actuellement en Ukraine. Choisir, déjà, ce n’est pas notre point fort (il n’y a pas de sens caché ou de propagande dans cette phrase, ne cherchez pas), mais quand il y a autant de belles options, on hésite vraiment. On hésite, mais il faut choisir quand même, il faut avoir une position, on ne peut pas rester sans rien faire, sans rien dire. Pourquoi ? Parce que notre vie en dépend tout simplement, c’est ce qu’on croit en tout cas. On croit qu’avoir une position changera quelque chose. On se sent déjà assez humilié et inutile pour ne pas essayer au moins de se trouver, enfin, un bon diable à nous, qui nous sauvera des autres, qui réglera tous nos problèmes. Et les problèmes des autres, on s’en fout un peu, n’est-ce pas ? Globalement, je veux dire. Et je ne parle pas seulement d’Ukraine, au cas où vous avez cru le contraire. Et comment voulez-vous donc, qu’on n’ait pas de guerre, de crises, d’épidémies et d’autre sortes de sotteries mondiales, avec tous nos différents et désaccords, quand on a tous notre diable à nous, et eux, ces diables, ces personnes qu’on diabolise, ils ignorent même notre existence. Ils ne nous connaissent même pas. Ils surveillent leurs propres intérêts, rien de plus. Comme nous tous d’ailleurs. On peut bien vouloir contribuer au bonheur de ce monde selon nos moyens et notre intelligence, mais on surveille tous nos intérêts, s’agit-il de belles ou de mauvaises choses et conséquences. Ce cul-de-sac de l’humanité est très ressenti ici en Ukraine à la fin de la troisième année de cette guerre. Oh, pardon, cette invasion à grande échelle, on se déchire même pour ça. Au début, c’était facile. D’un côté, il y avait poutine avec ces excuses et ces prétextes qui voulait anéantir ou envahir l’Ukraine, qui prétendait ne pas faire la guerre aux ukrainiens, mais aux américains et tout l’OTAN rassemblé. De l’autre côté, il y avait les ukrainiens qui se défendaient, courageusement, et Zelensky, très brave, très fort en diplomatie, qui a su présenter son pays et obtenir les aides du monde entier pour continuer la défense. Et le monde entier, le monde civilisé, nous soutenait, bien entendu, parce que c’était évident, ça se fait pas, envahir ou anéantir son voisin, voyons donc. C’était très clair, qui est le bon, qui est le mauvais. Et qu’est-ce qu’on voit maintenant ? Diversité incroyable de positions sur les raisons de cette guerre, sur les vrais intentions de tout le monde : poutine, zelensky, biden, trump, l’europe, la chine, le royaume uni, même. Diversité incroyable de prédictions, si j’ose dire. Chaque jour, on est bombardé d’informations de toute sorte, à tous les goûts, qui se contrarient éperdument, à ne plus croire à rien. Tous, ils ont tort, tous, ils nous ont trahis, tous, ils ont leurs raisons. Moi, je ne veux paraître complotiste ou essayer de prédire les évènements, mais très souvent je me rappelle une conversation avec un ancien client. Cette conversation, qui date de 2020 a tourné vers mes tentatives d’obtenir mes papiers ukrainiens (oui, ça fait plus de 5 ans que j’essaie). Il m’a dit, comme ça, sans aucune émotion, de ne pas me dépêcher car tôt ou tard la Russie, les États Unis et la Chine allaient se re-partager le monde, sans épargner Odessa, bien entendu. Pour lui c’était évident, c’était même le sujet de sa thèse à l’université, qu’il a défendu il y a 15 ou 20 ans, je ne sais plus. Je ne me souviens même plus de son nom, ni de son prénom et franchement j’ai la flemme de chercher ces traces dans mes boîtes mails car il n’y a rien à discuter. On n’a qu’à observer, malheureusement. En Ukraine, en tout cas, on ne se sent pas en état de décider de quoi que ce soit. Ce fameux cessez-le-feu tant espéré par les uns, tant dangereux pour les autres, et cet accord de paix, défavorable, probablement, pour l’Ukraine. On n’a plus l’impression d’avoir le moindre contrôle la-dessus. D’ailleurs, on se demande, est-ce qu’on l’a jamais eu, ce contrôle, cette indépendance, qui devient de plus en plus éphémère.
Dans tous les cas, il y a de moins en moins de personnes qui osent parler d’une guerre jusqu’à regagner les frontières mondialement reconnues. Si quelqu’un vous dit ça, il n’est probablement pas en Ukraine, et encore moins au front. Des frontières, c’est bien, mais à quel prix, et qu’est-ce qu’on va faire avec. Qu’est-ce qu’on en a fait jusqu’à maintenant ? Ce qui est reconnu mondialement aujourd’hui, et ça va être encore plus reconnus pour mettre plus de pression, si besoin, sur le gouvernement ukrainien, c’est le niveau de bordel et de corruption qu’on a pu créer, malgré toutes les aides, malgré tout le soutien qu’on a eu de l’intérieur et de l’extérieur. Je ne vais pas reparler en détails de la mobilisation, du financement de l’armée, et d’autres problèmes qu’on a toujours, mais je trouve quand-même humiliant que les militaires sont jusqu’à maintenant obligés de faire des collectes pour s’acheter des équipements, alors que les administrations éphémères des villes déjà occupées par les russes, par exemple, continuent, soi-disant, leur activité, publiant même leurs rapports sur les sites gouvernementaux comme quoi ils vont construire telle ou telle université ou faire tel ou tel évènement. Comme si le peuple était vraiment débile. Devrait-on commencer à douter de nos capacités mentales, peut-être, ou c’est juste la fatigue et l’indifférence qui nous envahissent de plus en plus. Si je voulais décrire l’ambiance qu’on a ici, je dirais qu’on se sent suspendu dans l’air. On ne comprend rien dans l’avenir, on n’a rien compris du passé, cette guerre paraît toujours surréaliste, irréelle, mais on vit dedans quand-même. Elle va finir, on ne sait pas quand, mais sûrement bientôt, ou peut-être pas, on ne sait surtout pas comment, on ignorent, en gros, pourquoi on n’a rien vu venir, on espérait jusqu’au dernier moment qu’ils n’allaient pas oser, nos voisins, qu’ils essayaient juste de menacer, on ne sait plus qui exactement. Bref, plus de questions, que de réponses. Il n’y a même pas de réponses. Ou on ne veut pas les accepter. La vérité, souvent, est très dure à digérer, on consomme donc ce mélange d’espoir, de fatigue, de mépris, de déception, de rêves assez modestes genre tenir encore un peu et on verra plus tard. Je me demande s’il reste quelque chose de la volonté des ukrainiens. S’ils vont encore pouvoir rebondir après tant de tentatives, si jamais une occasion se présente encore, ou s’ils vont tous partir, ceux qui peuvent, dès que les frontières s’ouvrent pour les hommes. Pour le moment, c’est un peu la prison pour la plupart des gens. Et encore, dans une vraie prison, on est logé et nourri, il paraît. Là, on est obligé de se nourrir tout seul. Les coupures d’électricité, par contre, qu’on craignait pour cet hiver, ne se reproduisent plus depuis un moment. Les bombardements dans les villes sont de plus en plus rares, il paraît. En tout cas à Odessa on en a de moins en moins, ce qui ne les exclut pas complètement. Les alertes, même si elles sont de plus en plus rares, on en a quand même tous les jours. Au front, en revanche, c’est de plus en plus dur. Il paraît de plus en plus loin ce front, mais en rien il n’est devenu moins cruel. Au contraire, c’est de plus en plus intense. Mais peut-être, si on se permet une analyse à deux balles, c’est vrai que les négociations sont inévitables dans les jours, dans les semaines, dans les mois à venir, et que les russes essaient juste de prendre encore plus de territoires avant qu’on se mette, finalement, tous, ou pas tous, à table. Pour manger, en silence, il vaudrait mieux, le fruit de notre intelligence.
Titulaire du compte | Antoine Gerard Claude Gautheron |
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