Les Couleurs de l’Info : Ép. 6
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01. Françoise WALLEMACQ
Alors je suis avec Artem qui se trouve toujours à Odessa, dans le sud de l’Ukraine, coincé entre l’enfer et l’enfer. Comment réagit-on à Odessa après ces propos de Donuld Trump qui traite Zelensky de dictateur ?
01. Artem SAVART
Bonjour Françoise. Et bien, pour être franc, à ce que je vois les gens sont inquiets, bien sûr, mais pas spécialement concernant tel ou tel propos de Trump ou de quelqu’un d’autre. À vrai dire, il est impossible de suivre ce que les politiciens disent en ce moment, de les croire surtout et d’essayer de se faire une opinion et de s’imaginer un avenir en fonction de cette opinion, car une chose est claire, on ne décide de rien. On croyait décider de quelque chose en 2014, en 2019, en 2022 même. Là, je pense qu’on s’approche au bout de nos capacités patriotiques et les gens s’en fichent tout simplement. Ils voudraient bien, peut-être, mais ils ne peuvent plus. Ils sauvent leur peau, enfin, ils essaient. Ils savent très bien que d’une manière ou d’une autre cette guerre sera finie et personne, surtout pas l’état et la bureaucratie qu’ils ont protégé, ne va les aider. Même la guerre n’a pas pu éliminer la corruption, et le trou entre la soi-disant élite, qui n’en est pas une, et le peuple, qui fuit la mobilisation par exemple, qui ne veut pas mourir pour eux, est devenu encore plus énorme et personnellement je la vois se transformer en fosse commune, je dirais pas autrement. Fausse commune pour la volonté, la dignité et l’avenir des ukrainiens. Ce n’est pas les territoires qu’ils ont perdu et ce n’est pas en les récupérant, ce qui ne sera pas le cas, on le comprend, qu’il vont pouvoir retrouver ces choses essentielles. Donc, quant à la dictature de Zelensky, techniquement, ce n’est pas vraiment faux. Il y a pas mal de signes quand-même et si on pouvait fermer les yeux au début, si on lui donnait carte blanche pour tenir ses promesses, si on pouvait lui trouver des excuses assez costauds, comme covid ou la guerre, là maintenant ça ne tient plus vraiment debout, après 6 ans. On parle des élections qui n’ont pas eu lieu. On parle des frontières fermées pour les hommes, et qui vont rester fermées pour les hommes même après le cessez-le-feu, on parle de la chasse aux hommes, on parle des langues, de l’argent, des prix, de la guerre même, qui n’a pas été arrêté à Istanbul en 2022, on ne sait toujours pas pourquoi exactement, on n’a fait que perdre plus depuis. Enfin, de tout ce qui ne va pas et bien sûr le premier à être accusé c’est le président parce qu’il est toujours au pouvoir. Techniquement, sa légitimité est discutable, en tout cas on en discute. Les conditions de vie ne ressemblent pas à un pays démocratique. On peut toujours ouvrir sa bouche, par contre, sauf que si on l’ouvre trop les médias patriotiques vont s’en occuper et les recruteurs aussi, donc beaucoup de gens préfèrent se taire, se faire tout petits et attendre le plus doucement possible que ça s’arrête.
02. Françoise WALLEMACQ
Vous nous disiez l’an passé que finalement une guerre, ça dure 4 ans en moyenne. Là, ça fait 3 ans. Comment est-ce que les Odessites réagissent à ces trois ans de calvaire ?
02. Artem SAVART
On se sent impuissants et fatigués et on cherche à retrouver la vie normale, bien que ça bombarde quand même de temps et temps dans la ville, le front semble un peu oublié. Sur les réseaux sociaux, les gens font toujours des collectes pour pouvoir rééquiper leur proches qui sont au front, mais rien à voir avec ce qui se passait il y a un an, par exemple. C’est tellement dur de collecter quoi que ce soit, qu’ils le font de moins en moins, alors que le besoin est toujours énorme, mais c’est juste fatiguant et aussi un peu injuste, au bout de trois ans. N’était-ce vraiment pas possible de régler au moins la question d’argent pour l’armée pendant tout ce temps, avec toutes les aides ? On se le demande. Les gens n’ont plus rien, ils galèrent littéralement. Moi par exemple pendant deux mois j’étais en recherche du travail et parmi les entreprises qui embauchaient il y avait pas mal en Ukraine. Déjà, les salaires ont largement baissé pendant ces 3 ans, et puis la concurrence entre ceux qui postulent, je ne vous dis même pas. Et le nombre des programmeurs ukrainiens, vachement qualifiés, qui se plaignent sur Linkedin qu’ils ne peuvent pas trouver du boulot pendant des mois, alors qu’avant ils étaient bombardés de propositions, ça me brise le cœur, car je sais à quel point ils sont talentueux et efficaces. Et pas que les programmeurs. À voir les restos et les clubs qui ferment, on comprend qu’il n’y a plus assez de clients, donc tout le monde est en galère, on ne fait que survivre à vrai dire.
03. Françoise WALLEMACQ
L’Ukraine est l’une des plus grandes crises de déplacement au monde avec près de 7 millions qui ont fui le pays et 3,5 millions de déplacés à l’intérieur du pays, plus de 80% de déplacés dépendent de l’aide humanitaire depuis un an, mais ils peinent à trouver des solutions. Comment vous le vivez là où vous êtes ?
03. Artem SAVART
Personnellement, je ne connais que quelques personnes déplacées qui ne dépendent pas, heureusement, des aides, ils ont leur petit travail et ils sont jeunes, ça va. Mais par exemple ça fait un moment qu’on n’est pas allé à Koblevo et Mykolaiv, où pendant un bon moment on arrivait à apporter un peu de soutien de notre part et de la part des auditeurs de RTBF aussi. Chaque fois qu’on y allait, ils nous disaient qu’il y avait de moins en moins d’aide. Et la dernière fois où on est allé à Koblevo dans le camp des enfants orphelins, il n’en restait que 60. Certains ont été repris par leurs proches, certains ont grandi tout simplement et ont voulu partir pour essayer de reconstruire leur vie, si ça peut se reconstruire après les épreuves qu’ils ont traversées. Les associations humanitaires se ferment l’une après l’autre. La plus grosse que je connaissais, qui est passée d’ailleurs dans le reportage de l’équipe de RTBF quand ils étaient sur place à Odessa il y a un an, n’existe plus il parait. Le bâtiment est vide en tout cas et ne garde que quelques signes de leur présence dans le passé. Pour payer les factures d’électricité, qui sont devenues 3 fois plus chères d’ailleurs, comme je n’ai pas de compte bancaire, je vais dans une banque qui ne me demande pas les papiers que je n’ai pas. Et je passe par un hôtel de luxe où sont toujours garées plus de 10 de voitures des Nations Unis. J’espère que ce n’est pas pour rien, qu’ils font leur travail proprement. Moi je me contente pour le moment, que la camionnette qu’on utilisait pour nos missions humanitaires, continue à servir les gens, car on l’a donné à d’autres volontaires, américains d’ailleurs, qui sont là depuis le début et qui continuent malgré que c’est très dur. Ils vont dans des villages, qui sont souvent près de la ligne du front. Là où les gens n’ont aucune chance sans des gens comme eux.
04. Françoise WALLEMACQ
Ces derniers mois la situation était plus calme chez vous à Odessa, mais la nuit dernière ça a recommencé à bombarder, il y a eu beaucoup de tirs cette nuit ?
04. Artem SAVART
Ça dépend. Par rapport à quel moment. Ça a duré deux heures en fait, c’était assez intense, mais ça ne s’est pas reproduit. En tout cas je n’ai rien entendu depuis. Et c’est vrai qu’on a failli oublier le son de ces tirs. Au début on rigolait, si j’ose dire, qu’ils ont économisé pendant un moment pour pouvoir nous balancer tout d’un coup. C’était peut-être le cas, car la moitié de la ville s’est retrouvée sans électricité et certaines personnes que je connais, sans chauffage, et ce n’est que depuis 2-3 jours qu’on a un vrai hiver, avec même de la neige. C’est beau mais il fait très froid, et il est difficile de ne pas faire une liaison entre le froid, les coupures et les tirs. Ils ont donc dû attendre le bon moment pour nous balancer le plus qu’ils pouvaient et franchir ainsi la défense aérienne. Et apparemment ils ont réussi. Je ne dirais pas que ça change quoi que ce soit, on est déjà assez fatigué, ça ne fait plus aucun effet, c’est juste une partie de notre vie.
05. Françoise WALLEMACQ
La force d’un peuple, on le sait, c’est souvent puiser dans la culture, ne pas baisser les bras, continuer à se projeter dans l’avenir, grâce à la littérature, la poésie, l’art en général, la beauté des petites choses quotidienne. Comment vous faites pour tenir ?
05. Artem SAVART
Oh.. tenir c’est bien le mot. Et pour tenir longtemps, justement, il faut une stratégie. Il ne suffit pas d’attendre que telle ou telle chose se termine. C’est une leçon que je vais probablement retenir de cette guerre. Une stratégie à long terme, voir pour toute une vie. Je me suis demandé en fait, qui je veux être vraiment au moment de ma mort, qu’est-ce que j’aurais fait pendant ma vie, les choses dont j’aurais été satisfait à ce moment unique. Et ça m’a donné quelques pistes, et j’ai même compris que depuis que je suis tout petit j’essaie de suivre toutes ces pistes, de les rassembler et de les transformer en une route, et de marcher enfin à grand pas, quoi qu’il arrive, car il peut arriver n’importe quoi, dans les deux sens du terme. Et dans mon cas c’est justement la poésie, la voix, les langues. Ce n’est pas seulement un passe temps, c’est plutôt ce que j’essaie de refléter. La poésie, par exemple, la vrai, elle ne sort que quand on ne peut plus la retenir et souvent elle reste dans ce monde bien après notre départ. Quand je parle de la poésie, je ne pense pas uniquement aux poèmes. Je parle plutôt de cet amour incontestable envers l’univers, de cette précision de l’image qui se cache entre les lignes, entre les sons, dans les photos, dans les gestes, dans les films, dans les peintures et bien ailleurs. Qui se cache, mais qui saute quand même aux yeux, qui nous frappe, que nous ne pouvons pas décrire, mais que nous comprenons quand même. Et dans mon cas, par exemple, j’ai eu la chance de ressentir cette poésie non seulement avec ma langue maternelle, mais aussi et beaucoup avec la langue française et le patrimoine qui mérite d’être admiré sans arrêt. À commencer par Jacques Brel qui continue à nous faire découvrir la beauté de cette vie bien après son départ (je le dis pas pour vous flatter, sachant que vous êtes belges), je l’adore sincèrement depuis bientôt 20 ans, alors que j’en ai 35. Et puis les films, les livres, ça nous apprend beaucoup. Sans faire attention, on sait faire une différence entre un bon et un mauvais film. Pourquoi tel ou tel film est bon ? Parce que la poésie le transperce et on le sent tout naturellement. Donc ce que je veux avoir fait au moment de mon départ à moi, c’est d’avoir transmis le plus que je pouvais la poésie de cette vie qui mérite d’être partagée. Les formes peuvent être différentes, les projets peuvent changer, mais l’objectif reste le même, diffuser de la culture. C’est ce qu’il y a de plus éternel pour moi, et l’éternel, justement, aide beaucoup à traverser les moments difficiles, comme, par exemple, cette guerre.
06. Françoise WALLEMACQ
Vous avez un projet, notamment, consacré à la francophonie à Odessa.
06. Artem SAVART
Exactement. Cette idée m’a même sauvé de la dépression que j’ai failli attraper en été 2024 avec tous ces problèmes de guerre. Ça m’a donné aussi les forces et les idées nécessaires pour devenir assez riche, d’ailleurs, le plutôt possible, car c’est assez cher, une chose pareille, ce n’est pas un business, il n’y aura que des dépenses de mon côté, donc il faut construire des revenus plutôt passifs à côté et je m’en occupe avec grand plaisir en ce moment. En plus, je sais faire, plus ou moins, j’ai même l’expérience et tout ce qui est nécessaire et j’ai déjà bien avancé. Ce qui me manquait pendant tout ce temps en Ukraine c’était la vraie raison pour le faire. Cette guerre, la ville d’Odessa, les gens d’Odessa, la radio RTBF et les auditeurs de RTBF m’ont donné cette raison. Et même si je n’arrive pas à garder notre point d’invincibilité que je voulais justement transformer en ce centre culturel de francophonie, car je n’ai pas la somme pour le moment, j’achèterai un autre endroit quand je pourrai, ce n’est pas très grave, je fais confiance à la vie. Je m’occupe des revenus et une fois c’est réglé on pourra faire venir des livres en français que beaucoup d’auditeurs ont déjà proposé d’envoyer. Si ça se trouve, la guerre sera finie et certains même pourront se déplacer en personne. Ce futur centre culturel, pour moi, sera en quelques sorte un hommage à tout ce qu’on a pu avoir de beau pendant cette guerre, malgré tout, ce sentiment de partage, de découverte, de vrais émotions, d’unité, que moi, j’ai eu notamment à travers la langue française, qui m’a accompagné pendant cette épreuve, qui m’a fait découvrir ce que je ne pouvais pas découvrir autrement, cette langue dont je suis tombé amoureux un jour et ça n’a jamais arrêté.Et je veux sincèrement partager cet amour avec les gens d’Odessa. Mais on en reparlera j’espère plus en détail, prochainement.
Titulaire du compte | Antoine Gerard Claude Gautheron |
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