Les Couleurs de l’Info : Ép. 7
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Je reçois de temps en temps des colis avec des livres pour notre futur centre culturel de francophonie à Odessa. Il y a quelques jours, j’en ai reçu un de la part des adolescents belges, qui ont écouté l’une des dernières chroniques en classe. À part le livre, ils ont ajouté une lettre, avec leur signatures. Une lettre toute gentille et toute pure. Une lettre de soutien et de questions. Des questions à la fois simples et profondes. On l’oublie souvent, quand on grandit, mais quand on est enfant, adolescent, on ne se remplit pas la tête avec des choses trop nuancées, trop compliquées, souvent inutiles, qui nous mène à rien de précis. On va droit au sens, on creuse jusqu’aux racines. Dans leurs questions, ils me demandent, par exemple, si on peut toujours manger à notre faim, si les commerces sont fermés, si la population arrive toujours à fêter ou à profiter de son temps libre, si les rues sont vides ou remplies. Et moi, je me demande, par conséquent, pourquoi toutes ces questions ne préoccupent pas les autorités. Pourtant, ils sont sur place, ils savent bien les réponses. Ils savent bien, que ces questions sont beaucoup plus vitales pour l’avenir de ce pays, que la langue utilisée aux magasins, que les monuments démontés, que les noms des rues changés ou d’autres décorations. Parce ces questions, elles définissent, si l’on veut y vivre ou non dans ce pays, y construire sa vie, surtout les jeunes. Beaucoup ont déjà voté avec leurs pieds, bien avant la guerre. Les plus malins, les moins sensibles aux slogans et aux promesses, si l’on veut. Beaucoup ont été forcés de partir à l’arrivée de la guerre. Beaucoup d’entre eux ne vont pas revenir, parce qu’ils ont vu la différence. D’autres n’attendent que l’ouverture des frontières, parce qu’ils ont vu, à quel point c’est inespéré. On peut crier gloire à l’Ukraine jusqu’à son dernier souffle, ce n’est pas tellement compliqué. Mais on ne peut pas nourrir ses enfants avec. Pour pouvoir le crier sincèrement, de tout cœur, il faut que derrière il y ait quelque chose de plus profond que les paroles et les slogans, déjà largement discrédités. Je ne bouge pas, je ne peux pas parler d’autres villes, mais à Odessa, les rues sont de moins en moins remplies. Même dans les quartiers à l’époque assez animés. Il y a de moins en moins d’habitants, certes, mais il y a aussi cette procédure de mobilisation ignoble, qui ne donne pas envie de sortir, qui ne donne surtout pas envie d’être mobilisé. Moi, en tant que russe, chercheur d’asile, les recruteurs ne peuvent pas me mobiliser, mais ils ne le savent pas en avance et j’ai donc eu l’honneur de ressentir ce que ressentent les hommes en Ukraine. Vous passez dans la rue, la tête occupée par vos affaires, ils vous attendent dans une voiture, vous ne les voyez pas, c’est une voiture comme les autres, aucun signe, aucune étiquette. Dès que vous vous approchez d’eux, ils sortent, rapidement. En une seconde ils sont là, devant vous. Seulement deux au début. Vos papiers, s’il vous plaît. Le temps que vous les sortez, il y en a d’autres qui arrivent, avec ou sans uniforme. Il y a de la police aussi. Assez vite vous vous retrouvez avec 6 ou 7 personnes, qui vous entourent, en bonne forme physique, bien équipés de pistolets et de mitraillettes. Quand la moitié de la population est soumise à ce genre d’humiliation, il ne faut pas s’étonner que les commerces ferment les uns après les autres. Quand une sortie en ville peut te coûter la mort dans une tranchée, laissant ta famille sans protection, sans source de revenus, souvent, tu ne sors pas, tu attends que ça se termine pour se barrer ou pour essayer de reconstruire ta vie ici, mais tu ne sors pas, tu évites, parce qu’on te chasse, littéralement. On a déjà vu des soi-disant patriotes de canapé, qui vous bombardent de slogans sur les réseaux sociaux et qui, une fois recrutés, font des collectes pour pouvoir payer un pot-de-vin pour ne pas aller au front. Et oui, pour l’État, à priori, c’est un modèle efficace. Ceux, qui ne peuvent ou ne veulent pas payer, on les envoie au front pour qu’ils meurent à notre place, pour qu’ils nous protègent le temps qu’il faudra, et d’autres, qui peuvent, nous ajoutent un supplément à notre salaire. Un supplément bien plus élevé que le salaire. Si on a le courage d’appeler ça aussi un commerce, et bien, celui-là, par contre, il est loin d’être fermé. Pour comparer, au début de la guerre, il y avait des gens qui essayaient de payer ou d’utiliser leurs contacts pour aller se battre, tellement il n’y avait pas de places dans l’armée. J’ai l’impression qu’on a perdu le sens et l’espoir. Au début, les gens voulaient protéger leur pays, leurs familles. Il y avait cet ennemi incontestable qui amenait, sûrement, la mort. Mais quand ton propre pays n’a rien à cirer de ta vie, ni de ta famille, tu protèges ce qu’il te reste à protéger, c’est normal, n’est-ce pas ?
Parmi les questions de ces adolescents belges, il y’en a eu une qui m’a frappé par sa franchise, simplicité et vivacité à la fois. Comment vous sentez-vous dans votre peau en ce moment ? C’est ce qu’on devrait se demander chaque jour, devant le miroir ou dans sa tête. Et agir, planifier, en fonction de ce que notre cœur nous répond pour éviter d’agir et de planifier selon les illusions qu’on se crée, volontairement ou par manque d’attention. Moi, je trouve que j’ai eu de la chance de me retrouver où je suis, en Ukraine, ayant la nationalité russe, pays agresseur. J’ai eu la chance d’avoir déchiré mes papiers d’identité russes, me retrouvant dans une situation encore plus compliquée au niveau de mon identité. J’ai eu la chance d’avoir suivi la procédure d’asile qui ne va probablement mener à rien. On verra bientôt, si la cour suprême de l’Ukraine est différente de celle de la Russie. J’ai lu de A à Z ce que les avocats ont écrit et si jamais ils me donnent pas cet asile politique, malgré toutes les preuves fournies et ignorées par l’immigration ukrainienne, par les cours de premières et deuxièmes instances, ça voudra dire, en tout cas pour moi, que la justice, ici, n’existe pas et que ce n’est pas moi qui va la leur imposer. Dans ce cas ils vont essayer de m’expulser, sûrement, je ne sais pas où, par contre, je vais sûrement contester et faire traîner le temps qu’il faudra pour avoir un peu de temps, pour mieux préparer mon départ, mais s’ils préfèrent suivre la propagande officielle au lieu de suivre leurs propres loi et que les accords internationaux, je n’ai plus rien à leur dire. Tous ces soi-disant problèmes, qui durent déjà assez de temps, m’ont fait comprendre définitivement, que ni les papiers, ni le pays d’origine, ni qui que ce soit ne définit pas l’homme. Rien ne définit comment telle ou telle personne doit se sentir dans sa peau, à part son cœur. Rien ne définit qui tu es, à part tes actes et tes intentions. Donc, pour répondre à la question, je me sens très bien, depuis que j’ai compris que ces autorités, russes, ukrainiennes, américaines ou autres, de n’importe quel pays (je ne suis pas racistes la-dessus) ne sont que de la poussière sur nos épaules. Aucune estime, aucun mépris non plus. Un état, démocratique, autocratique ou autre, c’est une fonction, rien de plus, et doit être jugé comme telle. Les slogans, qu’ils se les gardent. Les abus, on se protège, si l’on peut. Il faut juste prendre en compte les conséquences que ça puisse avoir sur ta route à toi, que tu dois d’abord trouver, que tu dois suivre avec l’aide ou malgré telle ou telle autorité qui se met sur tes épaules pour t’aider, pour te guider ou pour se servir de toi comme d’un moyen de transport. Il faut savoir reconnaître. Pour bien se sentir dans sa peau, selon mon expérience, il faut d’abord faire ce que tu aimes faire. C’est l’essentiel. Ne pas accepter de faire ce que tu ne sens pas, ce qui ne te rend pas émerveillé, si possible. Comme ça, tu as plus d’énergie, tu es plus heureux, tu es plus efficace et forcément tu produis plus de bonheur autour de toi. Quand tu es bien dans ta peau, quand tu fais ce que tu aimes, tu n’as pas besoin de râler, d’attendre, d’espérer pour te désespérer après. Tu es plus stable, quoi qu’il arrive. Et tu commences à aimer, à apprécier les gens, malgré leurs situations, malgré leurs occupations, malgré la couleur de leur peau ou la langue qu’ils parlent, parce que tu sais que derrière tout ça, il y a une très belle fleur, une fleur unique, qui mérite tout l’amour de son jardinier. Et même, si ce jardinier est pour le moment occupé par le monde extérieur, elle attendra, elle est là pour lui, et elle s’épanouira dans ces plus belles couleurs; si le jardinier commence à s’occuper d’elle. Mieux vaut tôt que jamais, mais il n’est jamais tard.
Avec toutes ces questions d’immigration et d’expulsion probable, je me sens bien sûr, un peu suspendu dans l’air, ça freine, ça met des obstacles inutiles et un peu durs à surmonter. Mais à vrai dire, c’est l’état d’esprit de beaucoup de personnes en Ukraine. On ne sait pas vraiment ce qui nous attend. Avec tout ce qui se passe dans le monde, après tout ce qui s’est déjà passé en Ukraine, en Russie. Ça commence à ressembler à un cirque. Sauf que, nos chers artistes, qu’on continue à applaudir publiquement, qu’on continue à maudire dans les conversations privées, n’arrêtent pas de jongler avec nos vies. Eux, qu’est-ce qu’ils risquent, au fait, nos chers artistes, nos chers kgbists et autres entrepreneurs ? Ce ne sont pas eux qui morflent dans les tranchées. Ce ne sont pas eux, qui reçoivent des missiles sur la gueule pendant leur sommeil. Ce ne sont pas eux, qui enterrent leurs enfants suite aux bombardements qui n’arrêtent pas. Pourtant, c’est eux, qui doivent décider quand c’est que ça se termine. Et qu’est-ce qu’ils sont long, tous avec leurs égos, qui cachent derrière les soi-disant valeurs et les soi-disant intérêts d’état, leur complexes infantiles qu’ils n’ont jamais su dépasser. Mais ça se voit… Ne pas perdre la face ? Mais c’est déjà perdu. Et s’en fout. Mettez-vous au ring, bon dieu, battez-vous, c’est fait pour. Où mettez-y vos meilleurs protégés, qui sont payés pour le faire. Non, bien sûr, ce serait trop honnête et direct. On est tous donc obligé de les porter encore et encore sur nos épaules, tout en essayant de se faire une vie à notre façon, de s’entourer des choses qui nous plaisent, prenant en compte la réalité, dans laquelle on vit. Dans leur lettre, les adolescents belges me demandent aussi si la population arrive à fêter ou à profiter de son temps libre. Bien sûr, quand une occasion se présente, on essaie de ne pas la râter. Si on ne fait pas une dépression, ce qui est malheureusement le cas de beaucoup de personnes, si on arrive à passer entre les patrouilles de recruteurs dans le cas des hommes avec un passeport ukrainien, on se réunit plutôt dans des endroits privés, si possible. On essaie même de se déconnecter complètement de la guerre, ou au moins des actualités la concernant, parce que ça ne rapporte rien, ça ne fait qu’augmenter l’anxiété, dont le niveau est déjà assez élevé. Je me souviens d’une femme, qui était assises au bord de la route, par terre. Elle ne voulait pas qu’on l’aide à se soulever, elle ne demandait pas d’argent, ni de nourriture, rien. Elle criait juste, sans arrêt : arrêtez ce cauchemar. Arrêtez ce cauchemar. Je ne la trouve pas folle, je la trouve plutôt courageuse. On a tous envie que ce cauchemar, que cette connerie qui n’a servi à rien, s’arrête le plutôt possible. C’est tout ce qu’on veut. Ce n’est pas beaucoup, arrêter de tirer les uns sur les autres. Vivre, au lieu de tuer et de mourir inutilement. Rien ne peut justifier une guerre. Aucun slogan, aucun intérêt, aucune rancune, aucun ressentiment. Rien. Absolument rien ne peut justifier une guerre.
Titulaire du compte | Antoine Gerard Claude Gautheron |
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