Artem SAVART
Un Russe en Ukraine

Majuscules : Épisodes 1

Première apparition dans les Majuscules d'Eddy Caekelberghs : langue française, livres, littérature, poésie, centre culturel, quelques poèmes.

01. Françoise WALLEMACQ

Bonjour Artem ! Dites moi, vous parlez parfaitement le français, presque sans aucun accent, et même sans fautes d’orthographe à l’écrit ! Comment vous est venu cet amour pour la langue de Voltaire ?

01. Artem SAVART

Bonjour Françoise. Je serai toujours flatté par ce genre de compliment, surtout que je n’ai donné aucun effort de ma part, ça a toujours été un peu naturel, car j’y prenais et je prends beaucoup de plaisir avec cette belle langue. À part, peut-être, la première fois où on s’est croisé, quand j’avais 10 ans, notre première rencontre à l’école, un cours vite fait de samedi… On ne s’est pas trop compris à cette époque et il a fallu attendre que je déménage à Moscou pour mes deux dernières années d’école. Là, c’était autre chose. Je parlais déjà un anglais assez élevé (mieux que maintenant, d’ailleurs) et chaque samedi on avait des cours de préparation pour entrer à l’université de Moscou d’État. On avait entre autres le français et l’allemand (fallait bien choisir quelque chose pour remplir les heures). Et bien, soit c’est les profs, soit c’est ma paresse, soit c’est l’ensemble des choses, mais j’ai pris l’habitude de sécher les cours de la semaine pour rester chez moi au balcon avec des manuels d’anglais, d’allemand et de français. Ça me plaisait beaucoup tous ces exercices de grammaire. Des livres aussi, mais je ne me souviens pas trop lesquels. Bon, ça a bien gâché mes autres notes et connaissances ce qui ne m’a pas permis de passer comme prévu les examens comme à cette Université et tant mieux, car je les ai passés dans une autre. Linguistique. Et c’est bien là, je pense, que le vrai amour envers la langue française s’est créé. Il fallait bien en choisir une comme principale et j’ai eu la chance que lors de ce choix ma mère, qui me payait pendant toute mon enfance les cours d’anglais, était assise trop loin dans cette salle pour m’empêcher. Ah si vous aviez vu ses yeux au moment où j’ai dit que je voulais, moi aussi, faire partie du groupe qui a choisi le français. Je l’ai dit car, une petite brune qui m’a plu l’a choisi, c’était trop rapide pour réfléchir, peser le pour et le contre, pas le temps. Je ne suis pas sûr mais il me semble que ma mère ne m’adressait pas la parole pendant des jours après cet heureux accident. On en rigole bien sûr maintenant, et puis elle a très souvent su me faire confiance dans mes choix, c’est inestimable, aucune pression. Je le conseille, d’ailleurs, aux parents, si jamais. Faire confiance, c’est important. Bref, me voilà face à face avec cette belle aventure qui durera j’espère jusqu’à mes dernières secondes. Je parle de la langue française bien sûr, la jolie brune, la traîtresse, faisait ces cours à distance et ne venait à Moscou que 2 semaines dans l’année, je ne l’ai su que plus tard. Et depuis, les heureux accidents liés à la langue française n’arrêtent pas de me suivre partout où je vais. À Odessa, par exemple, je tombe souvent sur des francophones dans la rue, dans les magasins. Et puis, j’ai beaucoup d’amis francophones ici, si je peux parler français comme je le fais c’est aussi grâce à eux, car pratiquer la langue c’est très important. Je ne m’y attendais pas quand j’ai déménagé ici mais voilà ça doit être ma récompense pour ces années de guerre. Et pour revenir à l’amour envers le français, je dois absolument parler de mon prof de traduction à l’Université, qui est très vite devenu mon ami, qui non seulement parlait couramment le français, mais qui savait transmettre cet amour, cette magie, cette envie de perfection, cette précision. Un jour il est entré à l’improviste dans notre classe pour se présenter (maintenant je suis convaincu que ça faisait partie de sa méthode). Il l’a d’abord fait en russe, parce qu’on ne comprenait pas encore grand chose. Et puis, d’un coup, il a continué son discours en français. Alors la, cette magie, cette transformation, je m’en souviendrai toujours. J’en ai toujours des frissons. Sa posture, ses gestes, sa voix, ses yeux, tout a changé d’un coup. Quand on dit que plus on connaît de langues, plus on vit de vie, c’est de ça qu’on parle. Comment peut-on résister à cette opportunité de vivre plusieurs vies en une seule, quand on en a un exemple devant ses yeux. À part les cours avec d’autres professeurs, que je n’ai pas d’ailleurs souvent visité, je préférais souvent rester chez moi et regarder des films, je me suis inventé cette méthode de feignasse, cet ami, prof, traducteur, poète aussi, Alexandre Chouvaev, nous réunissait souvent chez lui, dans son petit appart au bout de Moscou, bourré de livres authentiques en français. Certains dataient du 19e siècle. On discutait de tout et de rien, en russe, en français, en fonction de nos progrès, il nous faisait découvrir les auteurs, en fait, il n’enseignait pas tellement le français mais il cherchait plutôt à nous faire passer cet amour envers la langue, envers la culture. Dommage qu’il ne m’entende pas là maintenant, sur les ondes de RTBF, il aurait été fier. Pour nos exercices de traduction, on imprimait souvent les actualités des médias francophones, y comprit RTBF. En parlant de la traduction, je me souviens d’un poème de Robert Desnos, la colombe de l’arche, que Sacha (il préférait qu’on l’appelle ainsi) a traduit en russe. Pour moi c’est un exemple de traduction parfaite, c’est bien le cas où on ne peut pas faire mieux, on peut juste admirer le coup de génie qu’il a eu en la faisant. 

02. Françoise WALLEMACQ

Est-ce que vous êtes également fan de la littérature française ?

02. Artem SAVART

Oui et non, car, je l’adore mais ça m’arrive si rare de lire que j’ai connu très peu de littérature française jusqu’à maintenant. J’aimerai lire plus, découvrir plus. J’ai la chance d’avoir quelques livres sur moi en ce moment, notamment plusieurs livres de San-Antonio, Frédéric Dard, que j’adore, ça aussi c’était une découverte pour moi, je m’en suis même servi pour mon diplôme de traducteur à l’époque. Ah, pour un défi, ç’en était un. Tellement de jeux de mots, de références culturelles et historiques, de néologismes dans chaque phrase. Et cet humour noir qui donne envie de vivre malgré tout, qui nous apprend que, quoi qu’il arrive, on a le droit de rire, de tenir bon, d’être fort, de rester soi-même, d’aimer la vie et les gens. En gros, une langue, c’est quoi ? C’est un moyen de communication, de transmission. Ce qui est important c’est ce qu’on transmet à travers une langue. Et la langue française, le patrimoine qu’on a la chance d’avoir, a beaucoup à nous dire. Si seulement on s’y intéressait, si seulement on puisait plus dans cette source inépuisable qui est la littérature française, par exemple, au lieu de croire à ce que nous disent nos chers politiciens, soient-ils francophones, anglophones, russophones ou autres. On aurait été plus intelligent et prudent, surtout, ça aurait sauvé des vies. Et puis, un livre, ça nous fait souvent voyager dans le temps et dans l’espace. Grâce au livre de Cavanna, par exemple, qui s’intitule les Russkoffs, j’ai été récemment à Berlin, dans les années 40. Vu ce qui se passe en Ukraine et dans le monde entier, on peut prévoir plus ou moins ce qui nous attend, mais est-ce que l’on veut vraiment ? À en croire les livres, oui, on a toujours été comme ça, souvent intelligents seuls et souvent stupides dans une foule. Tout est donc question d’équilibre, il paraît. Cette infodémie qui transperce le monde en ce moment m’a rappelé une pièce de Beckett, En attendant Godot, ainsi qu’un autre poème de Robert Desnos, en attendant Breton, qui les deux m’ont inspiré il y a plus de 15 un poème, que je n’ai pas compris à l’époque, que je ne comprend que maintenant. 

03. Françoise WALLEMACQ

Dans le contexte actuel en Ukraine, est ce qu’il est possible de trouver des livres ? Et quel réconfort est-ce qu’ils apportent, alors que vous êtes confrontés à la guerre, et à toute l’inhumanité que ce mot véhicule ?

03. Artem SAVART

Si on parle des livres en français, même en dehors de la guerre, ça n’a jamais été simple. Ni à Odessa, ni en Ukraine, ni en Russie d’ailleurs, quand j’habitais là-bas. En tout cas, pratiquement tous les livres que j’ai pu lire, surtout à Odessa, ont été ramenés ou envoyés de l’étranger. La difficulté de s’en procurer les fait plus désirable d’un côté et de l’autre côté on est flemmard de nature, on cherche à simplifier les choses, donc les pdfs et les livres audios ça peut sauver, mais rien ne remplacera un vrai livre, imprimé comme il faut, sur un vrai papier. Et puis quand vous voyez un vrai livre devant vous c’est déjà une promesse de le lire, donné à soi-même, c’est plus que rien. Ça donne plus de chance d’apprendre encore, de comprendre encore, de semer encore plus de graines d’intelligence qui ne seraient pas de trop dans le monde actuel. Comme vous savez j’ai un petit projet de centre culturelle de francophonie à Odessa, et beaucoup d’auditeurs ont déjà répondu présent à mon appel pour nous envoyer des livres, et j’espère qu’il y en aura d’autres et qu’on pourra organiser le convoi prochainement. Je ne sais pas le nombre exacte de personnes à qui cela va être utile, ce n’est pas un business, ce sera gratuit pour les gens, je m’arrange financièrement pour pouvoir le faire, mais je sais que si on arrive à créer ne serait-ce qu’une petite communauté autour, ça va rendre ce monde meilleur, et pour moi c’est un vrai réconfort, une vrai raison pour rester, pour bouger, pour faire le nécessaire. Si je peux, de mon vivant, transmettre un peu d’amour, non seulement envers la langue française mais envers la vie comme telle, comme on me l’a transmis à mon tour, à travers des livres, à travers des films, à travers des discussions, je serais vraiment très heureux. Allez savoir, si tel ou tel livre, lu par telle ou telle personne, ne va pas changer un jour ce monde dans une meilleure direction. On ne peut pas le savoir à l’avance, mais on peut augmenter nos chances en semant davantage de bonnes graines. En transmettant davantage de bonnes choses. Transmettons donc, qu’est-ce qu’il nous reste tout compte fait, quand le monde s’écroule ? La non-résistance au mal par la violence de Tolstoï, moi, je la préfère un peu reformulée par un autre poète et philosophe qui a aussi été mon prof à l’époque, Konstantin Kedrov, qui vit toujours à Moscou, très âgé. Il insistait :  La résistance au mal, par la non-violence. Deux mots de changé, et ça change tout. Résistons donc.

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