Artem SAVART
Un Russe en Ukraine

Les Couleurs de l’Info : Ép. 8

Les beaux temps sont revenus. Je parle du soleil. C’est agréable. Moi, né en Russie, je n’ai jamais supporté le froid. Dire que le lieu de naissance et la nationalité doivent nous dicter nos habitudes… Heureusement que l’hiver est parti. Parti pour revenir, on le sait, mais cette trêve de quelques mois, nous fera sûrement du bien. Cette trêve là, au moins, et pour les autres, on verra, ça ne dépend pas de nous. On ne peut que faire le nécessaire : soutenir l’armée avec le peu d’argent qu’il nous reste (il leur manque toujours des trucs), se cacher à la maison, pour pas aller au front (ce serait bête d’aller crever dans une tranchée au dernier moment, n’est-ce pas, quand tout le monde parle d’une paix ou d’une trêve qui ne vont pas tarder), mourir sous les bombardements de plus en plus cruels d’ailleurs (ce n’est pas Berlin des années 40, mais quand-même, et puis, c’est pas nous qui avons commencé, enfin, certains croient que si, mais enfin, voyons, bref). Essayer de survivre avec le peu de moral qu’il nous reste, c’est aussi important. Sinon qui vivrait ici après, pourquoi tout ce massacre, si personne ne va profiter des résultats. Tout finit par finir, n’est-ce pas, et on a eu des beaux exemples dans notre passé dont certains, d’ailleurs, se servent pour nous expliquer notre avenir. Ah, dans les médias et les conversations qui les suivent par manque de sujets et par abus d’espoir, on dirait que c’est un cours d’histoire. Qu’est-ce qu’on trouve comme références ! Mais bon, malgré toutes ces suppositions, il est difficile maintenant de ne pas croire que cette année est probablement le dernier épisode de cette saison pour l’Ukraine. Personne ne nous garantit que cette saison sera la dernière, par contre. Un bon cinéaste, il laisse toujours une chance pour la suite, il sème toujours des doutes comme quoi, ce n’est pas fini, pour pouvoir re-commercialiser le succès de sa série quand le public sera de nouveau prêt. Peut-être pas mais, il met jamais le point. En parlant des séries, une auditrice m’avait demandé des références pour les musiques que vous entendez toujours au début de nos chroniques. J’adore cette intro, c’est Françoise Wallemacq qui l’a faite un jour en s’amusant avec des morceaux, et ça a donné ce qui est pour moi très symbolique. À part Vladimir Vysotsky, qui était la voix du peuple de l’époque soviétique, avec l’une de ses rares chansons en français (merci à l’amour qui brisait souvent les frontières même soviétiques), cette chanson est sur la guerre en plus. Et un morceau magnifique d’un group ukrainien, Océan d’Elsa, qui est très mérité une fierté nationale, un phénomène, une source de poésie, dont je ne comprenait pas un seul mot il y a 10 ans, mais que j’écoutais déjà à cette époque dans mes promenades nocturnes en voiture à Moscou, développant petit à petit mon amour pour ce pays. Moscou, qui avait déjà commencé, petit à petit aussi, ce massacre, dans lequel nous vivons. À part ces deux morceaux, il y en a un qui est plus que symbolique pour tout ce que j’ai la chance de dire ici. C’est la bande originale de la série qui s’appelle Serviteur du peuple avec Zelensky dans le rôle du président, élu par accident, élu pour son discours ouvert, un homme du peuple que le peuple a choisi pour enfin démonter le système pourri dont lui, homme du peuple, voix du peuple se plaignait dans son discours. Si vous voulez comprendre ce qui se passait en Ukraine depuis l’indépendance et ce qui se passe toujours, d’ailleurs, plus ou moins, car ce système a même survécu à la guerre, je vous conseille. Zelensky et les autres, ils jouent très bien, c’est une belle série. Elle a même influencé, je pense, en quelque sorte, ma décision de partir précisément ici, car, comme les ukrainiens, j’y ai vu une sorte d’espoir, que je n’avais plus pour mon pays d’origine. À part la pourriture du système, qu’ils ont démontré dans cette série, ils ont aussi montré un avenir pour l’Ukraine. Un croquis, mais, c’est mieux que rien. Il n’y a jamais vraiment eu de projet d’avenir pour ce pays. Si vous regardez les promesses de tous les présidents élus depuis l’indépendance, c’est toujours la même rengaine. Ça n’a jamais rien eu d’un avenir, que du passé, que du traitement symptomatique, alors qu’il fallait opérer d’urgence. Et là, d’un coup, une goutte d’eau fraîche dans ce désert de désespoir, mais bien sûr qu’on l’a dévoré cette goutte, bien sûr, qu’on l’a élu, Zelensky, dans la vraie vie. On a cru à ce compte de fées. Enfin, on, les ukrainiens je veux dire, mais même les russes qui rêvaient d’un autre avenir pour la Russie que celui qu’on a connu avec poutine et sa clique, on était fiers des ukrainiens, on croyait en leur réussite. Poutine aussi, je pense, il a dû avoir peur de ces élections, de ce choix, du choix même. Il a pas l’habitude, chez lui tout se passe autrement, des petites combines. Il vivait un peu dans le passé, lui, quand il croyait qu’il allait envahir l’Ukraine en 3 jours et être accueilli avec des fleurs. Il ne faut jamais croire à sa propre propagande, ça te détache de la réalité encore plus que tes châteaux et bunkers. Bref, c’est très rare que tout se passe comme prévu. Surtout dans le cas de l’Ukraine… Je me suis retapé la première saison de cette série et quelques épisodes de la deuxième. Ça m’a fait du bien, c’est bien rigolo, bien fait et pas du tout méchant, ça m’a permis de m’oublier pour un moment. Pour me briser encore plus le cœur après, quand j’ai ouvert instagram pour répondre à un message et quand j’ai vu, comme pratiquement chaque jour, de nouvelles photos des victimes, des adultes et des enfants, des vies brisées encore une fois, arrêté en plein vol, dans leurs lits, dans des bus, dans la rue, dans le terrain de jeu, et cetera, et cetera, et cetera. Bien bonjour, réalité chérie.

J’ai bien envie d’arrêter de me répéter sur les bombardements. Je trouve toujours je ne sais pas où les mots et les phrases différentes, je ne cherche même pas, ça vient tout seul, ça coule malgré moi, comme le sang que tu ne peux pas arrêter parce que tu ne peux pas boucher le trou dans ton corps, il s’ouvre encore et encore. Mais à vrai dire, il n‘y a jamais rien de nouveau, ce n’est jamais différent. Quelque chose te tombe dessus, cadeau du ciel, et voilà t’es mort. Ça peut être n’importe qui, personne n’est à l’abri, ni dans la rue, ni dans les shelters, ni chez soi, sans parler du front, qui est un désastre sans pause. Si je m’arrête, sachez que ça continue, au quotidien, et si vous voulez suivre, il y a des chaînes telegram dans pratiquement chaque ville d’Ukraine, c’est facile à trouver. On y annonce des alertes aériennes et les directions possibles, les types d’engins qui nous rendent visite, bref, c’est tellement une routine que même le nombre des morts, adultes ou enfants ne fait pas plus de mal qu’on n’en a déjà, quelque part au fond de nous. C’est un cauchemar, certes, mais on fait avec. Et on n’attend que ça se termine, étant conscient que l’après-guerre ne va pas être facile non plus. Les russes, ils vont se préparer au deuxième round ou non, c’est leur problème. Ça aurait été la nôtre si… armes, volonté des partenaires, capitulation de l’agresseur, etcetera, etcetera… Beaucoup de si, on en a déjà parlé. Mais peut-être tant mieux, on ne peut pas savoir d’avance. La victoire, ce n’est surtout pas sur le champ de bataille, là il n’y a que des cadavres et des mines. La vraie victoire, on l’a ou on ne l’a pas après que les canons se taisent. S’il n’y a pas de meilleure avenir pour ceux qui sont resté en vie, ceux qui sont mort, il n’auront même pas droit à cette petite récompense, s’il peut y avoir une, qu’on met souvent dans une phrase qui fait vibrer quelque chose à l’intérieur, qui fait pleurer notre âme : ils ne sont pas mort pour rien. Ça veut rien dire, mais ça veut tout dire. C’est à l’Ukraine et non à l’Europe ou aux États Unis ou à quelqu’un d’autre de décider de l’avenir de ce pays. Prenant en compte, la tête froide, tout ce qui s’est passé. Étudiant, minutieusement, les causes de cette guerre et les causes de tous les problèmes qu’on a eu pendant. Si on retombe dans le populisme, au lieu de parler des faits et des chiffres et des solutions possibles encore une fois, c’est qu’on n’a rien appris. Si on retombe dans des slogans, au lieu de communiquer ouvertement, sans se radicaliser dans nos convictions, respectant d’avance chaque vie humaine, qui nous a fait l’honneur de naître ou de venir vivre ici, c’est qu’on a perdu d’avance notre avenir. L’avenir, qui lui seul, pourra nous dire, si on a perdu ou gagné. Les traités, les accords, les papiers, ça ne sert à rien, s’il n’y a rien derrière. Vous avez sûrement déjà vu du papier peint sur un mur moisi, ça ne tient jamais. Moi, russe en Ukraine, je vais probablement partir prochainement, si la procédure d’asile ne donne rien. Je n’aurai donc pas de conseil à donner à part étudier de plus près le système juridique, car j’ai assez donné pour dire qu’elle fonctionne très mal. L’immigration aussi et les douanes, ils sont incompétent tout simplement. Mais c’est loin d’être les seuls problèmes de ce pays, qui le privent d’être prospère, efficace et assez fort, économiquement et militairement, pour ne pas donner envie à qui que ce soit, de refaire le coup de trois jours, qui durent je ne sais plus combien de jours. Il y a du travail à faire. Et je crois toujours, que ce pays peut réussir, j’y crois encore plus, après tout ce qui s’est passé, après toutes ces souffrances. Cette réussite serait plus que méritée. Souhaitons le donc. Et faisons le nécessaire pour que ça devienne une réalité. Ceux qui restent dans le pays, ceux qui sont partis ou qui vont partir mais qui ne vont pas oublier, qui ne vont pas se dissocier. Ceux qui admirent ce pays de loin, qui ne le lâchent pas, même de loin. Faisons ce qui dépend de nous, car même une armée de politiques ne pourra rien faire, si les gens l’abandonnent. Un pays, c’est aussi un accord, un accord entre les gens. Évitons donc que les désaccords nous déchirent. Il y a du travail à faire, malgré nos différents.

Moi, russe en Ukraine, qui va probablement être expulsé à cause de ma nationalité (on le lit très bien entre les lignes dans les décisions de l’immigration et des juges, pays agresseur et tout ça, ce n’est pas légal mais tant pis, je n’ai plus aucune rancune), j’essai de savourer chaque instant qu’il me reste à passer dans cette belle ville d’Odessa. Je me suis fixé un an, légale ou illégale je m’en fous. Pour mieux me préparer, certes, car j’ai des chats, leur papiers ça prend du temps, et puis j’ai bien envie de terminer mes quelques projets. Culturels, humanitaires. Pour pouvoir après les gérer ou les soutenir à distance, car il n’est pas exclu que cette année sera la toute dernière et je ne pourrai plus jamais revenir. Je suis déjà nostalgique, alors que je suis encore là. Bizarre comme sentiment. Je sais d’avance que je ne vais plus revenir. Une petite mort, encore une fois. En quittant la Russie je ne pensais pas ne pas pouvoir revenir. Je n’ai pas bien profité, je suis parti soudainement avec une petite valise, un ordinateur, un passeport et 250 euros dans la poche. Une aventure quoi. Là, je me sens de nouveau aventurier sauf que, je vais quand même profiter du temps qu’il me reste. Je vais boire cette ville jusqu’à l’ivresse, la savourer jusqu’à là derrière goutte, sentir et ressentir ce vieux vin exceptionnel unique au monde, cette ville qu’il est impossible d’oublier, en la touchant même du bout des lèvres, même du bout de l’âme. J’y suis venu ici pour la première fois en 2015, pour trois jours, j’ai dû tomber amoureux sans me rendre compte, je me souviens que je m’étais dit tiens il faudrait y passer quelques années, il y a quelque chose dans l’air qui m’attire bien. Et puis j’ai oublié, et puis le subconscient, j’imagine, a fait le nécessaire. Et maintenant je sais, que ce que j’ai senti en 2015, c’était l’énergie. L’énergie des gens qui vivent et qui viennent ici. Un mélange de liberté, de volonté, de créativité, d’intelligence profonde, de sagesse, de paresse bien géré, bien contrôlée, un paradis linguistique, une ville qui est faite pour découvrir son âme, pour comprendre, enfin, ce que tu veux faire dans cette vie, et commencer à le faire, elle t’aide, elle te guide, même en te mettant dans des situations, à première vue, difficiles, elle te guide. Les choses que j’ai apprises ou comprises ici, on n’aura pas assez de temps pour tout citer. Les personnes merveilleuses que j’ai rencontré ici, je ne saurai pas leur nombre, donc oui, je veux encore profiter de tout ça et c’est même très bien que je sais d’avance que je vais, probablement, j’ai une petite flamme d’espoir pour inciter sur cette adverbe, partir à jamais. D’ailleurs, ce sentiment que j’éprouve maintenant en permanence me fait penser aux gens qui savent, plus ou moins, quand il vont mourir à cause d’une maladie dite incurable, et qui décident de profiter du peu de temps qu’il leur reste. Peu, parce que ce n’est jamais assez quand tu sais que ça va se terminer bientôt. Pas l’temps pour les chagrins, pour l’ennuie, pour les déprimes, tu profites. Tu es reconnaissant, tu aimes, tout simplement. Je me dis que, si on savait tous notre jour de départ, on serait peut être plus heureux, on passerait plus de temps avec les gens qu’on aime, on ferait plus de belles choses, sans conditions, sans crainte, sans attentes. Mais tôt ou tard, on va tous partir, si ce n’est pas dans un an, c’est dans 100 ans, pourquoi donc les gaspiller, pourquoi donc ne pas apprécier chaque instant, il y en a si peu. Je me dis aussi que, dans un an, il n’y aura peut être plus de guerre en Ukraine et je partirai encore plus heureux, sachant que ce cauchemar est terminé pour ce beau pays, qui a tant donné à un russe, malgré que le pays d’origine de ce russe, lui a donné tant de souffrance. J’aimerai voir ça. Il est grand temps. On a si peu de temps sur cette planète. Arrêtons, au moins, de le gaspiller de la sorte.

Les Couleurs de l’Info : Ép. 7

Je reçois de temps en temps des colis avec des livres pour notre futur centre culturel de francophonie à Odessa. Il y a quelques jours, j’en ai reçu un de la part des adolescents belges, qui ont écouté l’une des dernières chroniques en classe. À part le livre, ils ont ajouté une lettre, avec leur signatures. Une lettre toute gentille et toute pure. Une lettre de soutien et de questions. Des questions à la fois simples et profondes. On l’oublie souvent, quand on grandit, mais quand on est enfant, adolescent, on ne se remplit pas la tête avec des choses trop nuancées, trop compliquées, souvent inutiles, qui nous mène à rien de précis. On va droit au sens, on creuse jusqu’aux racines. Dans leurs questions, ils me demandent, par exemple, si on peut toujours manger à notre faim, si les commerces sont fermés, si la population arrive toujours à fêter ou à profiter de son temps libre, si les rues sont vides ou remplies. Et moi, je me demande, par conséquent, pourquoi toutes ces questions ne préoccupent pas les autorités. Pourtant, ils sont sur place, ils savent bien les réponses. Ils savent bien, que ces questions sont beaucoup plus vitales pour l’avenir de ce pays, que la langue utilisée aux magasins, que les monuments démontés, que les noms des rues changés ou d’autres décorations. Parce ces questions, elles définissent, si l’on veut y vivre ou non dans ce pays, y construire sa vie, surtout les jeunes. Beaucoup ont déjà voté avec leurs pieds, bien avant la guerre. Les plus malins, les moins sensibles aux slogans et aux promesses, si l’on veut. Beaucoup ont été forcés de partir à l’arrivée de la guerre. Beaucoup d’entre eux ne vont pas revenir, parce qu’ils ont vu la différence. D’autres n’attendent que l’ouverture des frontières, parce qu’ils ont vu, à quel point c’est inespéré. On peut crier gloire à l’Ukraine jusqu’à son dernier souffle, ce n’est pas tellement compliqué. Mais on ne peut pas nourrir ses enfants avec. Pour pouvoir le crier sincèrement, de tout cœur, il faut que derrière il y ait quelque chose de plus profond que les paroles et les slogans, déjà largement discrédités. Je ne bouge pas, je ne peux pas parler d’autres villes, mais à Odessa, les rues sont de moins en moins remplies. Même dans les quartiers à l’époque assez animés. Il y a de moins en moins d’habitants, certes, mais il y a aussi cette procédure de mobilisation ignoble, qui ne donne pas envie de sortir, qui ne donne surtout pas envie d’être mobilisé. Moi, en tant que russe, chercheur d’asile, les recruteurs ne peuvent pas me mobiliser, mais ils ne le savent pas en avance et j’ai donc eu l’honneur de ressentir ce que ressentent les hommes en Ukraine. Vous passez dans la rue, la tête occupée par vos affaires, ils vous attendent dans une voiture, vous ne les voyez pas, c’est une voiture comme les autres, aucun signe, aucune étiquette. Dès que vous vous approchez d’eux, ils sortent, rapidement. En une seconde ils sont là, devant vous. Seulement deux au début. Vos papiers, s’il vous plaît. Le temps que vous les sortez, il y en a d’autres qui arrivent, avec ou sans uniforme. Il y a de la police aussi. Assez vite vous vous retrouvez avec 6 ou 7 personnes, qui vous entourent, en bonne forme physique, bien équipés de pistolets et de mitraillettes. Quand la moitié de la population est soumise à ce genre d’humiliation, il ne faut pas s’étonner que les commerces ferment les uns après les autres. Quand une sortie en ville peut te coûter la mort dans une tranchée, laissant ta famille sans protection, sans source de revenus, souvent, tu ne sors pas, tu attends que ça se termine pour se barrer ou pour essayer de reconstruire ta vie ici, mais tu ne sors pas, tu évites, parce qu’on te chasse, littéralement. On a déjà vu des soi-disant patriotes de canapé, qui vous bombardent de slogans sur les réseaux sociaux et qui, une fois recrutés, font des collectes pour pouvoir payer un pot-de-vin pour ne pas aller au front. Et oui, pour l’État, à priori, c’est un modèle efficace. Ceux, qui ne peuvent ou ne veulent pas payer, on les envoie au front pour qu’ils meurent à notre place, pour qu’ils nous protègent le temps qu’il faudra, et d’autres, qui peuvent, nous ajoutent un supplément à notre salaire. Un supplément bien plus élevé que le salaire. Si on a le courage d’appeler ça aussi un commerce, et bien, celui-là, par contre, il est loin d’être fermé. Pour comparer, au début de la guerre, il y avait des gens qui essayaient de payer ou d’utiliser leurs contacts pour aller se battre, tellement il n’y avait pas de places dans l’armée. J’ai l’impression qu’on a perdu le sens et l’espoir. Au début, les gens voulaient protéger leur pays, leurs familles. Il y avait cet ennemi incontestable qui amenait, sûrement, la mort. Mais quand ton propre pays n’a rien à cirer de ta vie, ni de ta famille, tu protèges ce qu’il te reste à protéger, c’est normal, n’est-ce pas ?

Parmi les questions de ces adolescents belges, il y’en a eu une qui m’a frappé par sa franchise, simplicité et vivacité à la fois. Comment vous sentez-vous dans votre peau en ce moment ? C’est ce qu’on devrait se demander chaque jour, devant le miroir ou dans sa tête. Et agir, planifier, en fonction de ce que notre cœur nous répond pour éviter d’agir et de planifier selon les illusions qu’on se crée, volontairement ou par manque d’attention. Moi, je trouve que j’ai eu de la chance de me retrouver où je suis, en Ukraine, ayant la nationalité russe, pays agresseur. J’ai eu la chance d’avoir déchiré mes papiers d’identité russes, me retrouvant dans une situation encore plus compliquée au niveau de mon identité. J’ai eu la chance d’avoir suivi la procédure d’asile qui ne va probablement mener à rien. On verra bientôt, si la cour suprême de l’Ukraine est différente de celle de la Russie. J’ai lu de A à Z ce que les avocats ont écrit et si jamais ils me donnent pas cet asile politique, malgré toutes les preuves fournies et ignorées par l’immigration ukrainienne, par les cours de premières et deuxièmes instances, ça voudra dire, en tout cas pour moi, que la justice, ici, n’existe pas et que ce n’est pas moi qui va la leur imposer. Dans ce cas ils vont essayer de m’expulser, sûrement, je ne sais pas où, par contre, je vais sûrement contester et faire traîner le temps qu’il faudra pour avoir un peu de temps, pour mieux préparer mon départ, mais s’ils préfèrent suivre la propagande officielle au lieu de suivre leurs propres loi et que les accords internationaux, je n’ai plus rien à leur dire. Tous ces soi-disant problèmes, qui durent déjà assez de temps, m’ont fait comprendre définitivement, que ni les papiers, ni le pays d’origine, ni qui que ce soit ne définit pas l’homme. Rien ne définit comment telle ou telle personne doit se sentir dans sa peau, à part son cœur. Rien ne définit qui tu es, à part tes actes et tes intentions. Donc, pour répondre à la question, je me sens très bien, depuis que j’ai compris que ces autorités, russes, ukrainiennes, américaines ou autres, de n’importe quel pays (je ne suis pas racistes la-dessus) ne sont que de la poussière sur nos épaules. Aucune estime, aucun mépris non plus. Un état, démocratique, autocratique ou autre, c’est une fonction, rien de plus, et doit être jugé comme telle. Les slogans, qu’ils se les gardent. Les abus, on se protège, si l’on peut. Il faut juste prendre en compte les conséquences que ça puisse avoir sur ta route à toi, que tu dois d’abord trouver, que tu dois suivre avec l’aide ou malgré telle ou telle autorité qui se met sur tes épaules pour t’aider, pour te guider ou pour se servir de toi comme d’un moyen de transport. Il faut savoir reconnaître. Pour bien se sentir dans sa peau, selon mon expérience, il faut d’abord faire ce que tu aimes faire. C’est l’essentiel. Ne pas accepter de faire ce que tu ne sens pas, ce qui ne te rend pas émerveillé, si possible. Comme ça, tu as plus d’énergie, tu es plus heureux, tu es plus efficace et forcément tu produis plus de bonheur autour de toi. Quand tu es bien dans ta peau, quand tu fais ce que tu aimes, tu n’as pas besoin de râler, d’attendre, d’espérer pour te désespérer après. Tu es plus stable, quoi qu’il arrive. Et tu commences à aimer, à apprécier les gens, malgré leurs situations, malgré leurs occupations, malgré la couleur de leur peau ou la langue qu’ils parlent, parce que tu sais que derrière tout ça, il y a une très belle fleur, une fleur unique, qui mérite tout l’amour de son jardinier. Et même, si ce jardinier est pour le moment occupé par le monde extérieur, elle attendra, elle est là pour lui, et elle s’épanouira dans ces plus belles couleurs; si le jardinier commence à s’occuper d’elle. Mieux vaut tôt que jamais, mais il n’est jamais tard.

Avec toutes ces questions d’immigration et d’expulsion probable, je me sens bien sûr, un peu suspendu dans l’air, ça freine, ça met des obstacles inutiles et un peu durs à surmonter. Mais à vrai dire, c’est l’état d’esprit de beaucoup de personnes en Ukraine. On ne sait pas vraiment ce qui nous attend. Avec tout ce qui se passe dans le monde, après tout ce qui s’est déjà passé en Ukraine, en Russie. Ça commence à ressembler à un cirque. Sauf que, nos chers artistes, qu’on continue à applaudir publiquement, qu’on continue à maudire dans les conversations privées, n’arrêtent pas de jongler avec nos vies. Eux, qu’est-ce qu’ils risquent, au fait, nos chers artistes, nos chers kgbists et autres entrepreneurs ? Ce ne sont pas eux qui morflent dans les tranchées. Ce ne sont pas eux, qui reçoivent des missiles sur la gueule pendant leur sommeil. Ce ne sont pas eux, qui enterrent leurs enfants suite aux bombardements qui n’arrêtent pas. Pourtant, c’est eux, qui doivent décider quand c’est que ça se termine. Et qu’est-ce qu’ils sont long, tous avec leurs égos, qui cachent derrière les soi-disant valeurs et les soi-disant intérêts d’état, leur complexes infantiles qu’ils n’ont jamais su dépasser. Mais ça se voit… Ne pas perdre la face ? Mais c’est déjà perdu. Et s’en fout. Mettez-vous au ring, bon dieu, battez-vous, c’est fait pour. Où mettez-y vos meilleurs protégés, qui sont payés pour le faire. Non, bien sûr, ce serait trop honnête et direct. On est tous donc obligé de les porter encore et encore sur nos épaules, tout en essayant de se faire une vie à notre façon, de s’entourer des choses qui nous plaisent, prenant en compte la réalité, dans laquelle on vit. Dans leur lettre, les adolescents belges me demandent aussi si la population arrive à fêter ou à profiter de son temps libre. Bien sûr, quand une occasion se présente, on essaie de ne pas la râter. Si on ne fait pas une dépression, ce qui est malheureusement le cas de beaucoup de personnes, si on arrive à passer entre les patrouilles de recruteurs dans le cas des hommes avec un passeport ukrainien, on se réunit plutôt dans des endroits privés, si possible. On essaie même de se déconnecter complètement de la guerre, ou au moins des actualités la concernant, parce que ça ne rapporte rien, ça ne fait qu’augmenter l’anxiété, dont le niveau est déjà assez élevé. Je me souviens d’une femme, qui était assises au bord de la route, par terre. Elle ne voulait pas qu’on l’aide à se soulever, elle ne demandait pas d’argent, ni de nourriture, rien. Elle criait juste, sans arrêt : arrêtez ce cauchemar. Arrêtez ce cauchemar. Je ne la trouve pas folle, je la trouve plutôt courageuse. On a tous envie que ce cauchemar, que cette connerie qui n’a servi à rien, s’arrête le plutôt possible. C’est tout ce qu’on veut. Ce n’est pas beaucoup, arrêter de tirer les uns sur les autres. Vivre, au lieu de tuer et de mourir inutilement. Rien ne peut justifier une guerre. Aucun slogan, aucun intérêt, aucune rancune, aucun ressentiment. Rien. Absolument rien ne peut justifier une guerre.

Majuscules : Épisodes 1

01. Françoise WALLEMACQ

Bonjour Artem ! Dites moi, vous parlez parfaitement le français, presque sans aucun accent, et même sans fautes d’orthographe à l’écrit ! Comment vous est venu cet amour pour la langue de Voltaire ?

01. Artem SAVART

Bonjour Françoise. Je serai toujours flatté par ce genre de compliment, surtout que je n’ai donné aucun effort de ma part, ça a toujours été un peu naturel, car j’y prenais et je prends beaucoup de plaisir avec cette belle langue. À part, peut-être, la première fois où on s’est croisé, quand j’avais 10 ans, notre première rencontre à l’école, un cours vite fait de samedi… On ne s’est pas trop compris à cette époque et il a fallu attendre que je déménage à Moscou pour mes deux dernières années d’école. Là, c’était autre chose. Je parlais déjà un anglais assez élevé (mieux que maintenant, d’ailleurs) et chaque samedi on avait des cours de préparation pour entrer à l’université de Moscou d’État. On avait entre autres le français et l’allemand (fallait bien choisir quelque chose pour remplir les heures). Et bien, soit c’est les profs, soit c’est ma paresse, soit c’est l’ensemble des choses, mais j’ai pris l’habitude de sécher les cours de la semaine pour rester chez moi au balcon avec des manuels d’anglais, d’allemand et de français. Ça me plaisait beaucoup tous ces exercices de grammaire. Des livres aussi, mais je ne me souviens pas trop lesquels. Bon, ça a bien gâché mes autres notes et connaissances ce qui ne m’a pas permis de passer comme prévu les examens comme à cette Université et tant mieux, car je les ai passés dans une autre. Linguistique. Et c’est bien là, je pense, que le vrai amour envers la langue française s’est créé. Il fallait bien en choisir une comme principale et j’ai eu la chance que lors de ce choix ma mère, qui me payait pendant toute mon enfance les cours d’anglais, était assise trop loin dans cette salle pour m’empêcher. Ah si vous aviez vu ses yeux au moment où j’ai dit que je voulais, moi aussi, faire partie du groupe qui a choisi le français. Je l’ai dit car, une petite brune qui m’a plu l’a choisi, c’était trop rapide pour réfléchir, peser le pour et le contre, pas le temps. Je ne suis pas sûr mais il me semble que ma mère ne m’adressait pas la parole pendant des jours après cet heureux accident. On en rigole bien sûr maintenant, et puis elle a très souvent su me faire confiance dans mes choix, c’est inestimable, aucune pression. Je le conseille, d’ailleurs, aux parents, si jamais. Faire confiance, c’est important. Bref, me voilà face à face avec cette belle aventure qui durera j’espère jusqu’à mes dernières secondes. Je parle de la langue française bien sûr, la jolie brune, la traîtresse, faisait ces cours à distance et ne venait à Moscou que 2 semaines dans l’année, je ne l’ai su que plus tard. Et depuis, les heureux accidents liés à la langue française n’arrêtent pas de me suivre partout où je vais. À Odessa, par exemple, je tombe souvent sur des francophones dans la rue, dans les magasins. Et puis, j’ai beaucoup d’amis francophones ici, si je peux parler français comme je le fais c’est aussi grâce à eux, car pratiquer la langue c’est très important. Je ne m’y attendais pas quand j’ai déménagé ici mais voilà ça doit être ma récompense pour ces années de guerre. Et pour revenir à l’amour envers le français, je dois absolument parler de mon prof de traduction à l’Université, qui est très vite devenu mon ami, qui non seulement parlait couramment le français, mais qui savait transmettre cet amour, cette magie, cette envie de perfection, cette précision. Un jour il est entré à l’improviste dans notre classe pour se présenter (maintenant je suis convaincu que ça faisait partie de sa méthode). Il l’a d’abord fait en russe, parce qu’on ne comprenait pas encore grand chose. Et puis, d’un coup, il a continué son discours en français. Alors la, cette magie, cette transformation, je m’en souviendrai toujours. J’en ai toujours des frissons. Sa posture, ses gestes, sa voix, ses yeux, tout a changé d’un coup. Quand on dit que plus on connaît de langues, plus on vit de vie, c’est de ça qu’on parle. Comment peut-on résister à cette opportunité de vivre plusieurs vies en une seule, quand on en a un exemple devant ses yeux. À part les cours avec d’autres professeurs, que je n’ai pas d’ailleurs souvent visité, je préférais souvent rester chez moi et regarder des films, je me suis inventé cette méthode de feignasse, cet ami, prof, traducteur, poète aussi, Alexandre Chouvaev, nous réunissait souvent chez lui, dans son petit appart au bout de Moscou, bourré de livres authentiques en français. Certains dataient du 19e siècle. On discutait de tout et de rien, en russe, en français, en fonction de nos progrès, il nous faisait découvrir les auteurs, en fait, il n’enseignait pas tellement le français mais il cherchait plutôt à nous faire passer cet amour envers la langue, envers la culture. Dommage qu’il ne m’entende pas là maintenant, sur les ondes de RTBF, il aurait été fier. Pour nos exercices de traduction, on imprimait souvent les actualités des médias francophones, y comprit RTBF. En parlant de la traduction, je me souviens d’un poème de Robert Desnos, la colombe de l’arche, que Sacha (il préférait qu’on l’appelle ainsi) a traduit en russe. Pour moi c’est un exemple de traduction parfaite, c’est bien le cas où on ne peut pas faire mieux, on peut juste admirer le coup de génie qu’il a eu en la faisant. 

02. Françoise WALLEMACQ

Est-ce que vous êtes également fan de la littérature française ?

02. Artem SAVART

Oui et non, car, je l’adore mais ça m’arrive si rare de lire que j’ai connu très peu de littérature française jusqu’à maintenant. J’aimerai lire plus, découvrir plus. J’ai la chance d’avoir quelques livres sur moi en ce moment, notamment plusieurs livres de San-Antonio, Frédéric Dard, que j’adore, ça aussi c’était une découverte pour moi, je m’en suis même servi pour mon diplôme de traducteur à l’époque. Ah, pour un défi, ç’en était un. Tellement de jeux de mots, de références culturelles et historiques, de néologismes dans chaque phrase. Et cet humour noir qui donne envie de vivre malgré tout, qui nous apprend que, quoi qu’il arrive, on a le droit de rire, de tenir bon, d’être fort, de rester soi-même, d’aimer la vie et les gens. En gros, une langue, c’est quoi ? C’est un moyen de communication, de transmission. Ce qui est important c’est ce qu’on transmet à travers une langue. Et la langue française, le patrimoine qu’on a la chance d’avoir, a beaucoup à nous dire. Si seulement on s’y intéressait, si seulement on puisait plus dans cette source inépuisable qui est la littérature française, par exemple, au lieu de croire à ce que nous disent nos chers politiciens, soient-ils francophones, anglophones, russophones ou autres. On aurait été plus intelligent et prudent, surtout, ça aurait sauvé des vies. Et puis, un livre, ça nous fait souvent voyager dans le temps et dans l’espace. Grâce au livre de Cavanna, par exemple, qui s’intitule les Russkoffs, j’ai été récemment à Berlin, dans les années 40. Vu ce qui se passe en Ukraine et dans le monde entier, on peut prévoir plus ou moins ce qui nous attend, mais est-ce que l’on veut vraiment ? À en croire les livres, oui, on a toujours été comme ça, souvent intelligents seuls et souvent stupides dans une foule. Tout est donc question d’équilibre, il paraît. Cette infodémie qui transperce le monde en ce moment m’a rappelé une pièce de Beckett, En attendant Godot, ainsi qu’un autre poème de Robert Desnos, en attendant Breton, qui les deux m’ont inspiré il y a plus de 15 un poème, que je n’ai pas compris à l’époque, que je ne comprend que maintenant. 

03. Françoise WALLEMACQ

Dans le contexte actuel en Ukraine, est ce qu’il est possible de trouver des livres ? Et quel réconfort est-ce qu’ils apportent, alors que vous êtes confrontés à la guerre, et à toute l’inhumanité que ce mot véhicule ?

03. Artem SAVART

Si on parle des livres en français, même en dehors de la guerre, ça n’a jamais été simple. Ni à Odessa, ni en Ukraine, ni en Russie d’ailleurs, quand j’habitais là-bas. En tout cas, pratiquement tous les livres que j’ai pu lire, surtout à Odessa, ont été ramenés ou envoyés de l’étranger. La difficulté de s’en procurer les fait plus désirable d’un côté et de l’autre côté on est flemmard de nature, on cherche à simplifier les choses, donc les pdfs et les livres audios ça peut sauver, mais rien ne remplacera un vrai livre, imprimé comme il faut, sur un vrai papier. Et puis quand vous voyez un vrai livre devant vous c’est déjà une promesse de le lire, donné à soi-même, c’est plus que rien. Ça donne plus de chance d’apprendre encore, de comprendre encore, de semer encore plus de graines d’intelligence qui ne seraient pas de trop dans le monde actuel. Comme vous savez j’ai un petit projet de centre culturelle de francophonie à Odessa, et beaucoup d’auditeurs ont déjà répondu présent à mon appel pour nous envoyer des livres, et j’espère qu’il y en aura d’autres et qu’on pourra organiser le convoi prochainement. Je ne sais pas le nombre exacte de personnes à qui cela va être utile, ce n’est pas un business, ce sera gratuit pour les gens, je m’arrange financièrement pour pouvoir le faire, mais je sais que si on arrive à créer ne serait-ce qu’une petite communauté autour, ça va rendre ce monde meilleur, et pour moi c’est un vrai réconfort, une vrai raison pour rester, pour bouger, pour faire le nécessaire. Si je peux, de mon vivant, transmettre un peu d’amour, non seulement envers la langue française mais envers la vie comme telle, comme on me l’a transmis à mon tour, à travers des livres, à travers des films, à travers des discussions, je serais vraiment très heureux. Allez savoir, si tel ou tel livre, lu par telle ou telle personne, ne va pas changer un jour ce monde dans une meilleure direction. On ne peut pas le savoir à l’avance, mais on peut augmenter nos chances en semant davantage de bonnes graines. En transmettant davantage de bonnes choses. Transmettons donc, qu’est-ce qu’il nous reste tout compte fait, quand le monde s’écroule ? La non-résistance au mal par la violence de Tolstoï, moi, je la préfère un peu reformulée par un autre poète et philosophe qui a aussi été mon prof à l’époque, Konstantin Kedrov, qui vit toujours à Moscou, très âgé. Il insistait :  La résistance au mal, par la non-violence. Deux mots de changé, et ça change tout. Résistons donc.

В ожидании Бретона (En attendant Breton)

***

В ожидании Бретона
тонешь в ремонте,
везде баритоном
ремонты стонут.
За Бретоном Бретон,
за Бретоном Годо
прогудит беспощадно
в волшебный гудок,
а пока мониторы
по венам ножовкой
тебя обнажают,
тебя наряжают
в волшебный гондон,
без конца украшая.

Тебя ремонтируют,
жди! Подожди!

Никому не мешая,
жди! Подожди
ещё чуток.

2008 / Липецк

Les Couleurs de l’Info : Ép. 6

01. Françoise WALLEMACQ

Alors je suis avec Artem qui se trouve toujours à Odessa, dans le sud de l’Ukraine, coincé entre l’enfer et l’enfer. Comment réagit-on à Odessa après ces propos de Donuld Trump qui traite Zelensky de dictateur ? 

01. Artem SAVART

Bonjour Françoise. Et bien, pour être franc, à ce que je vois les gens sont inquiets, bien sûr, mais pas spécialement concernant tel ou tel propos de Trump ou de quelqu’un d’autre. À vrai dire, il est impossible de suivre ce que les politiciens disent en ce moment, de les croire surtout et d’essayer de se faire une opinion et de s’imaginer un avenir en fonction de cette opinion, car une chose est claire, on ne décide de rien. On croyait décider de quelque chose en 2014, en 2019, en 2022 même. Là, je pense qu’on s’approche au bout de nos capacités patriotiques et les gens s’en fichent tout simplement. Ils voudraient bien, peut-être, mais ils ne peuvent plus. Ils sauvent leur peau, enfin, ils essaient. Ils savent très bien que d’une manière ou d’une autre cette guerre sera finie et personne, surtout pas l’état et la bureaucratie qu’ils ont protégé, ne va les aider. Même la guerre n’a pas pu éliminer la corruption, et le trou entre la soi-disant élite, qui n’en est pas une, et le peuple, qui fuit la mobilisation par exemple, qui ne veut pas mourir pour eux, est devenu encore plus énorme et personnellement je la vois se transformer en fosse commune, je dirais pas autrement. Fausse commune pour la volonté, la dignité et l’avenir des ukrainiens. Ce n’est pas les territoires qu’ils ont perdu et ce n’est pas en les récupérant, ce qui ne sera pas le cas, on le comprend, qu’il vont pouvoir retrouver ces choses essentielles. Donc, quant à la dictature de Zelensky, techniquement, ce n’est pas vraiment faux. Il y a pas mal de signes quand-même et si on pouvait fermer les yeux au début, si on lui donnait carte blanche pour tenir ses promesses, si on pouvait lui trouver des excuses assez costauds, comme covid ou la guerre, là maintenant ça ne tient plus vraiment debout, après 6 ans. On parle des élections qui n’ont pas eu lieu. On parle des frontières fermées pour les hommes, et qui vont rester fermées pour les hommes même après le cessez-le-feu, on parle de la chasse aux hommes, on parle des langues, de l’argent, des prix, de la guerre même, qui n’a pas été arrêté à Istanbul en 2022, on ne sait toujours pas pourquoi exactement, on n’a fait que perdre plus depuis. Enfin, de tout ce qui ne va pas et bien sûr le premier à être accusé c’est le président parce qu’il est toujours au pouvoir. Techniquement, sa légitimité est discutable, en tout cas on en discute. Les conditions de vie ne ressemblent pas à un pays démocratique. On peut toujours ouvrir sa bouche, par contre, sauf que si on l’ouvre trop les médias patriotiques vont s’en occuper et les recruteurs aussi, donc beaucoup de gens préfèrent se taire, se faire tout petits et attendre le plus doucement possible que ça s’arrête.

02. Françoise WALLEMACQ

Vous nous disiez l’an passé que finalement une guerre, ça dure 4 ans en moyenne. Là, ça fait 3 ans. Comment est-ce que les Odessites réagissent à ces trois ans de calvaire ?

02. Artem SAVART

On se sent impuissants et fatigués et on cherche à retrouver la vie normale, bien que ça bombarde quand même de temps et temps dans la ville, le front semble un peu oublié. Sur les réseaux sociaux, les gens font toujours des collectes pour pouvoir rééquiper leur proches qui sont au front, mais rien à voir avec ce qui se passait il y a un an, par exemple. C’est tellement dur de collecter quoi que ce soit, qu’ils le font de moins en moins, alors que le besoin est toujours énorme, mais c’est juste fatiguant et aussi un peu injuste, au bout de trois ans. N’était-ce vraiment pas possible de régler au moins la question d’argent pour l’armée pendant tout ce temps, avec toutes les aides ? On se le demande. Les gens n’ont plus rien, ils galèrent littéralement. Moi par exemple pendant deux mois j’étais en recherche du travail et parmi les entreprises qui embauchaient il y avait pas mal en Ukraine. Déjà, les salaires ont largement baissé pendant ces 3 ans, et puis la concurrence entre ceux qui postulent, je ne vous dis même pas. Et le nombre des programmeurs ukrainiens, vachement qualifiés, qui se plaignent sur Linkedin qu’ils ne peuvent pas trouver du boulot pendant des mois, alors qu’avant ils étaient bombardés de propositions, ça me brise le cœur, car je sais à quel point ils sont talentueux et efficaces. Et pas que les programmeurs. À voir les restos et les clubs qui ferment, on comprend qu’il n’y a plus assez de clients, donc tout le monde est en galère, on ne fait que survivre à vrai dire.

03. Françoise WALLEMACQ

L’Ukraine est l’une des plus grandes crises de déplacement au monde avec près de 7 millions qui ont fui le pays et 3,5 millions de déplacés à l’intérieur du pays, plus de 80% de déplacés dépendent de l’aide humanitaire depuis un an, mais ils peinent à trouver des solutions. Comment vous le vivez là où vous êtes ?

03. Artem SAVART

Personnellement, je ne connais que quelques personnes déplacées qui ne dépendent pas, heureusement, des aides, ils ont leur petit travail et ils sont jeunes, ça va. Mais par exemple ça fait un moment qu’on n’est pas allé à Koblevo et Mykolaiv, où pendant un bon moment on arrivait à apporter un peu de soutien de notre part et de la part des auditeurs de RTBF aussi. Chaque fois qu’on y allait, ils nous disaient qu’il y avait de moins en moins d’aide. Et la dernière fois où on est allé à Koblevo dans le camp des enfants orphelins, il n’en restait que 60. Certains ont été repris par leurs proches, certains ont grandi tout simplement et ont voulu partir pour essayer de reconstruire leur vie, si ça peut se reconstruire après les épreuves qu’ils ont traversées. Les associations humanitaires se ferment l’une après l’autre. La plus grosse que je connaissais, qui est passée d’ailleurs dans le reportage de l’équipe de RTBF quand ils étaient sur place à Odessa il y a un an, n’existe plus il parait. Le bâtiment est vide en tout cas et ne garde que quelques signes de leur présence dans le passé. Pour payer les factures d’électricité, qui sont devenues 3 fois plus chères d’ailleurs, comme je n’ai pas de compte bancaire, je vais dans une banque qui ne me demande pas les papiers que je n’ai pas. Et je passe par un hôtel de luxe où sont toujours garées plus de 10 de voitures des Nations Unis. J’espère que ce n’est pas pour rien, qu’ils font leur travail proprement. Moi je me contente pour le moment, que la camionnette qu’on utilisait pour nos missions humanitaires, continue à servir les gens, car on l’a donné à d’autres volontaires, américains d’ailleurs, qui sont là depuis le début et qui continuent malgré que c’est très dur. Ils vont dans des villages, qui sont souvent près de la ligne du front. Là où les gens n’ont aucune chance sans des gens comme eux. 

04. Françoise WALLEMACQ

Ces derniers mois la situation était plus calme chez vous à Odessa, mais la nuit dernière ça a recommencé à bombarder, il y a eu beaucoup de tirs cette nuit ? 

04. Artem SAVART

Ça dépend. Par rapport à quel moment. Ça a duré deux heures en fait, c’était assez intense, mais ça ne s’est pas reproduit. En tout cas je n’ai rien entendu depuis. Et c’est vrai qu’on a failli oublier le son de ces tirs. Au début on rigolait, si j’ose dire, qu’ils ont économisé pendant un moment pour pouvoir nous balancer tout d’un coup. C’était peut-être le cas, car la moitié de la ville s’est retrouvée sans électricité et certaines personnes que je connais, sans chauffage, et ce n’est que depuis 2-3 jours qu’on a un vrai hiver, avec même de la neige. C’est beau mais il fait très froid, et il est difficile de ne pas faire une liaison entre le froid, les coupures et les tirs. Ils ont donc dû attendre le bon moment pour nous balancer le plus qu’ils pouvaient et franchir ainsi la défense aérienne. Et apparemment ils ont réussi. Je ne dirais pas que ça change quoi que ce soit, on est déjà assez fatigué, ça ne fait plus aucun effet, c’est juste une partie de notre vie.

05. Françoise WALLEMACQ 

La force d’un peuple, on le sait, c’est souvent puiser dans la culture, ne pas baisser les bras, continuer à se projeter dans l’avenir, grâce à la littérature, la poésie, l’art en général, la beauté des petites choses quotidienne. Comment vous faites pour tenir ?

05. Artem SAVART

Oh.. tenir c’est bien le mot. Et pour tenir longtemps, justement, il faut une stratégie. Il ne suffit pas d’attendre que telle ou telle chose se termine. C’est une leçon que je vais probablement retenir de cette guerre. Une stratégie à long terme, voir pour toute une vie. Je me suis demandé en fait, qui je veux être vraiment au moment de ma mort, qu’est-ce que j’aurais fait pendant ma vie, les choses dont j’aurais été satisfait à ce moment unique. Et ça m’a donné quelques pistes, et j’ai même compris que depuis que je suis tout petit j’essaie de suivre toutes ces pistes, de les rassembler et de les transformer en une route, et de marcher enfin à grand pas, quoi qu’il arrive, car il peut arriver n’importe quoi, dans les deux sens du terme. Et dans mon cas c’est justement la poésie, la voix, les langues. Ce n’est pas seulement un passe temps, c’est plutôt ce que j’essaie de refléter. La poésie, par exemple, la vrai, elle ne sort que quand on ne peut plus la retenir et souvent elle reste dans ce monde bien après notre départ. Quand je parle de la poésie, je ne pense pas uniquement aux poèmes. Je parle plutôt de cet amour incontestable envers l’univers, de cette précision de l’image qui se cache entre les lignes, entre les sons, dans les photos, dans les gestes, dans les films, dans les peintures et bien ailleurs. Qui se cache, mais qui saute quand même aux yeux, qui nous frappe, que nous ne pouvons pas décrire, mais que nous comprenons quand même. Et dans mon cas, par exemple, j’ai eu la chance de ressentir cette poésie non seulement avec ma langue maternelle, mais aussi et beaucoup avec la langue française et le patrimoine qui mérite d’être admiré sans arrêt. À commencer par Jacques Brel qui continue à nous faire découvrir la beauté de cette vie bien après son départ (je le dis pas pour vous flatter, sachant que vous êtes belges), je l’adore sincèrement depuis bientôt 20 ans, alors que j’en ai 35. Et puis les films, les livres, ça nous apprend beaucoup. Sans faire attention, on sait faire une différence entre un bon et un mauvais film. Pourquoi tel ou tel film est bon ? Parce que la poésie le transperce et on le sent tout naturellement. Donc ce que je veux avoir fait au moment de mon départ à moi, c’est d’avoir transmis le plus que je pouvais la poésie de cette vie qui mérite d’être partagée. Les formes peuvent être différentes, les projets peuvent changer, mais l’objectif reste le même, diffuser de la culture. C’est ce qu’il y a de plus éternel pour moi, et l’éternel, justement, aide beaucoup à traverser les moments difficiles, comme, par exemple, cette guerre. 

06. Françoise WALLEMACQ

Vous avez un projet, notamment, consacré à la francophonie à Odessa.

06. Artem SAVART

Exactement. Cette idée m’a même sauvé de la dépression que j’ai failli attraper en été 2024 avec tous ces problèmes de guerre. Ça m’a donné aussi les forces et les idées nécessaires pour devenir assez riche, d’ailleurs, le plutôt possible, car c’est assez cher, une chose pareille, ce n’est pas un business, il n’y aura que des dépenses de mon côté, donc il faut construire des revenus plutôt passifs à côté et je m’en occupe avec grand plaisir en ce moment. En plus, je sais faire, plus ou moins, j’ai même l’expérience et tout ce qui est nécessaire et j’ai déjà bien avancé. Ce qui me manquait pendant tout ce temps en Ukraine c’était la vraie raison pour le faire. Cette guerre, la ville d’Odessa, les gens d’Odessa, la radio RTBF et les auditeurs de RTBF m’ont donné cette raison. Et même si je n’arrive pas à garder notre point d’invincibilité que je voulais justement transformer en ce centre culturel de francophonie, car je n’ai pas la somme pour le moment, j’achèterai un autre endroit quand je pourrai, ce n’est pas très grave, je fais confiance à la vie. Je m’occupe des revenus et une fois c’est réglé on pourra faire venir des livres en français que beaucoup d’auditeurs ont déjà proposé d’envoyer. Si ça se trouve, la guerre sera finie et certains même pourront se déplacer en personne. Ce futur centre culturel, pour moi, sera en quelques sorte un hommage à tout ce qu’on a pu avoir de beau pendant cette guerre, malgré tout, ce sentiment de partage, de découverte, de vrais émotions, d’unité, que moi, j’ai eu notamment à travers la langue française, qui m’a accompagné pendant cette épreuve, qui m’a fait découvrir ce que je ne pouvais pas découvrir autrement, cette langue dont je suis tombé amoureux un jour et ça n’a jamais arrêté.Et je veux sincèrement partager cet amour avec les gens d’Odessa. Mais on en reparlera j’espère plus en détail, prochainement.

Les Couleurs de l’Info : Ép. 5

Samedi soir. Odessa. Déribasovska. Rue piétonne. Rue de promenade. Rue d’artistes. De chanteurs surtout. Je ne sais pas s’ils ont des horaires et des plannings, mais il y a toujours quelqu’un qui chante, guère ou pas. En ukrainien, en anglais, en français des fois, mais surtout en russe. Plus en russe que dans une autre langue. Et les gens applaudissent. Un groupe de policiers passe tranquillement. Ils ne font que passer. Quant aux chansons, il y en a qui ont même été composées dans ce pays voisin, ce pays agresseur, qui nous a apporté tant de mal, tant de regrets, tant de souffrances. Qui nous en apporte toujours, assez généreusement, mais on est fatigué. Fatigués et contents, quand on arrive à se déconnecter un peu. Désolés et heureux, quand on arrive à oublier, ne serait-ce que pour un moment, pour une chanson. Elle est en russe, tant pis, on la connaît, tous ensemble, on la chante tous ensemble parce qu’elle est belle et juste, tout simplement. Quelle différence, tout compte fait. Et quant à la langue russe, après tant de scandales à la con, tant de tentatives d’étouffer cette langue, de la chasser loin des rues ukrainiennes, loin des cœurs ukrainiens, non seulement elle a survécu, mais elle est devenue en quelque sorte une langue de résistance, une langue de confiance. Les conversations officielles, par exemple, on les commence souvent en ukrainien, et une fois la confiance établie, on passe au russe. Bizarre, comme cette politique, disons le franchement, anticonstitutionnelle, envers la langue maternelle d’une grande partie des habitants de l’Ukraine, qui est aussi, on n’y peut rien, la langue maternelle de l’agresseur, non seulement n’a pas marché, mais a donné le contraire. Enfin, si ce contraire n’était pas le but de cette politique, allez donc savoir. Allez savoir si ce slogan tellement répété en Ukraine depuis 2014 : Armée, langue, fois, n’a pas été conçu dans des bureaux du KGB en Russie. Ce slogan, contre lequel a voté la majorité des ukrainiens lors des élections de 2019, nous est retombé dessus quand même, pratiquement de suite après ces élections et avec plus de force, bien entendu, après ce 24 février, qui dure depuis plus de 1000 jours, qui tue depuis plus de 1000 jours. Qui tue non seulement les gens, ces militaires et ces civils, bientôt oubliés, souvent oubliés, beaucoup oubliés, mais aussi le pays tout entier. L’autre, il s’occupe soigneusement des meurtres, et le reste, allez savoir, qui s’en occupe. Ce que j’en retiens comme leçon : une langue, ça reste une langue, rien de plus. Dès qu’on essaie de lui attribuer quelque chose qui ne lui est pas propre, il s’agit d’une manipulation. Et ce qui se cache derrière cette manipulation, n’est jamais bon. Ce qui est triste, c’est qu’on s’en rend compte après les dégâts irréparables. L’histoire ne nous apprend rien du tout, c’est très rare qu’on apprenne. Ce n’est pas la première fois qu’on tombe dans ce piège, ce n’est pas la dernière. Nos différences, qui font notre richesse, nous font aussi très mal. Existe-elle, donc, cette frontière, qu’on ne devrait pas dépasser pour ne pas la transformer en ligne de front. Cette frontière, qu’on dépasse quand même, en rien de temps, à la moindre occasion. Vous vous souvenez du covid ? Cette épidémie, que nous, en Ukraine, on a oublié le matin même du 24 février 2022, en rien de temps. Comme si elle n’existait pas, alors qu’on n’arrêtait pas de se déchirer la veille pour toutes ces questions de vaccins, complots, droits et obligations, liberté, économie. On dirait que nous les humains il nous faut toujours quelque chose pour se déchirer. Des prétextes, vous pouvez en trouver dans n’importe quel journal de n’importe quelle date, il n’y a jamais eu de pause. On ne peut pas vivre en paix, on ne peut pas s’entendre. Il y aura tout le temps des conflits, des guerres, des meurtres. J’en suis désolé mais je ne vois pas pourquoi il n’y en aurait pas. J’en conclus donc que c’est dans notre nature, que c’est bel et bien la norme; et ce qu’il nous reste, c’est d’essayer de trouver et de produire un peu de bonheur et de dignité, malgré tout ça. Histoire de contrarier un peu cette norme, dans laquelle on vit, mais qu’on n’arrive pas à accepter, quand-même. Qu’on n’arrivera jamais à accepter, j’en conclus aussi. Heureusement. 

En parlant du diable, tiens. On a toujours tendance à le cadrer, à le placer dans telle ou telle personne. Très souvent il nous arrive d’en avoir plusieurs en même temps et on commence à se perdre un peu. On ne sait même plus lequel choisir, comme actuellement en Ukraine. Choisir, déjà, ce n’est pas notre point fort (il n’y a pas de sens caché ou de propagande dans cette phrase, ne cherchez pas), mais quand il y a autant de belles options, on hésite vraiment. On hésite, mais il faut choisir quand même, il faut avoir une position, on ne peut pas rester sans rien faire, sans rien dire. Pourquoi ? Parce que notre vie en dépend tout simplement, c’est ce qu’on croit en tout cas. On croit qu’avoir une position changera quelque chose. On se sent déjà assez humilié et inutile pour ne pas essayer au moins de se trouver, enfin, un bon diable à nous, qui nous sauvera des autres, qui réglera tous nos problèmes. Et les problèmes des autres, on s’en fout un peu, n’est-ce pas ? Globalement, je veux dire. Et je ne parle pas seulement d’Ukraine, au cas où vous avez cru le contraire. Et comment voulez-vous donc, qu’on n’ait pas de guerre, de crises, d’épidémies et d’autre sortes de sotteries mondiales, avec tous nos différents et désaccords, quand on a tous notre diable à nous, et eux, ces diables, ces personnes qu’on diabolise, ils ignorent même notre existence. Ils ne nous connaissent même pas. Ils surveillent leurs propres intérêts, rien de plus. Comme nous tous d’ailleurs. On peut bien vouloir contribuer au bonheur de ce monde selon nos moyens et notre intelligence, mais on surveille tous nos intérêts, s’agit-il de belles ou de mauvaises choses et conséquences. Ce cul-de-sac de l’humanité est très ressenti ici en Ukraine à la fin de la troisième année de cette guerre. Oh, pardon, cette invasion à grande échelle, on se déchire même pour ça. Au début, c’était facile. D’un côté, il y avait poutine avec ces excuses et ces prétextes qui voulait anéantir ou envahir l’Ukraine, qui prétendait ne pas faire la guerre aux ukrainiens, mais aux américains et tout l’OTAN rassemblé. De l’autre côté, il y avait les ukrainiens qui se défendaient, courageusement, et Zelensky, très brave, très fort en diplomatie, qui a su présenter son pays et obtenir les aides du monde entier pour continuer la défense. Et le monde entier, le monde civilisé, nous soutenait, bien entendu, parce que c’était évident, ça se fait pas, envahir ou anéantir son voisin, voyons donc. C’était très clair, qui est le bon, qui est le mauvais. Et qu’est-ce qu’on voit maintenant ? Diversité incroyable de positions sur les raisons de cette guerre, sur les vrais intentions de tout le monde : poutine, zelensky, biden, trump, l’europe, la chine, le royaume uni, même. Diversité incroyable de prédictions, si j’ose dire. Chaque jour, on est bombardé d’informations de toute sorte, à tous les goûts, qui se contrarient éperdument, à ne plus croire à rien. Tous, ils ont tort, tous, ils nous ont trahis, tous, ils ont leurs raisons. Moi, je ne veux paraître complotiste ou essayer de prédire les évènements, mais très souvent je me rappelle une conversation avec un ancien client. Cette conversation, qui date de 2020 a tourné vers mes tentatives d’obtenir mes papiers ukrainiens (oui, ça fait plus de 5 ans que j’essaie). Il m’a dit, comme ça, sans aucune émotion, de ne pas me dépêcher car tôt ou tard la Russie, les États Unis et la Chine allaient se re-partager le monde, sans épargner Odessa, bien entendu. Pour lui c’était évident, c’était même le sujet de sa thèse à l’université, qu’il a défendu il y a 15 ou 20 ans, je ne sais plus. Je ne me souviens même plus de son nom, ni de son prénom et franchement j’ai la flemme de chercher ces traces dans mes boîtes mails car il n’y a rien à discuter. On n’a qu’à observer, malheureusement. En Ukraine, en tout cas, on ne se sent pas en état de décider de quoi que ce soit. Ce fameux cessez-le-feu tant espéré par les uns, tant dangereux pour les autres, et cet accord de paix, défavorable, probablement, pour l’Ukraine. On n’a plus l’impression d’avoir le moindre contrôle la-dessus. D’ailleurs, on se demande, est-ce qu’on l’a jamais eu, ce contrôle, cette indépendance, qui devient de plus en plus éphémère. 

Dans tous les cas, il y a de moins en moins de personnes qui osent parler d’une guerre jusqu’à regagner les frontières mondialement reconnues. Si quelqu’un vous dit ça, il n’est probablement pas en Ukraine, et encore moins au front. Des frontières, c’est bien, mais à quel prix, et qu’est-ce qu’on va faire avec. Qu’est-ce qu’on en a fait jusqu’à maintenant ? Ce qui est reconnu mondialement aujourd’hui, et ça va être encore plus reconnus pour mettre plus de pression, si besoin, sur le gouvernement ukrainien, c’est le niveau de bordel et de corruption qu’on a pu créer, malgré toutes les aides, malgré tout le soutien qu’on a eu de l’intérieur et de l’extérieur. Je ne vais pas reparler en détails de la mobilisation, du financement de l’armée, et d’autres problèmes qu’on a toujours, mais je trouve quand-même humiliant que les militaires sont jusqu’à maintenant obligés de faire des collectes pour s’acheter des équipements, alors que les administrations éphémères des villes déjà occupées par les russes, par exemple, continuent, soi-disant, leur activité, publiant même leurs rapports sur les sites gouvernementaux comme quoi ils vont construire telle ou telle université ou faire tel ou tel évènement. Comme si le peuple était vraiment débile. Devrait-on commencer à douter de nos capacités mentales, peut-être, ou c’est juste la fatigue et l’indifférence qui nous envahissent de plus en plus. Si je voulais décrire l’ambiance qu’on a ici, je dirais qu’on se sent suspendu dans l’air. On ne comprend rien dans l’avenir, on n’a rien compris du passé, cette guerre paraît toujours surréaliste, irréelle, mais on vit dedans quand-même. Elle va finir, on ne sait pas quand, mais sûrement bientôt, ou peut-être pas, on ne sait surtout pas comment, on ignorent, en gros, pourquoi on n’a rien vu venir, on espérait jusqu’au dernier moment qu’ils n’allaient pas oser, nos voisins, qu’ils essayaient juste de menacer, on ne sait plus qui exactement. Bref, plus de questions, que de réponses. Il n’y a même pas de réponses. Ou on ne veut pas les accepter. La vérité, souvent, est très dure à digérer, on consomme donc ce mélange d’espoir, de fatigue, de mépris, de déception, de rêves assez modestes genre tenir encore un peu et on verra plus tard. Je me demande s’il reste quelque chose de la volonté des ukrainiens. S’ils vont encore pouvoir rebondir après tant de tentatives, si jamais une occasion se présente encore, ou s’ils vont tous partir, ceux qui peuvent, dès que les frontières s’ouvrent pour les hommes. Pour le moment, c’est un peu la prison pour la plupart des gens. Et encore, dans une vraie prison, on est logé et nourri, il paraît. Là, on est obligé de se nourrir tout seul. Les coupures d’électricité, par contre, qu’on craignait pour cet hiver, ne se reproduisent plus depuis un moment. Les bombardements dans les villes sont de plus en plus rares, il paraît. En tout cas à Odessa on en a de moins en moins, ce qui ne les exclut pas complètement. Les alertes, même si elles sont de plus en plus rares, on en a quand même tous les jours. Au front, en revanche, c’est de plus en plus dur. Il paraît de plus en plus loin ce front, mais en rien il n’est devenu moins cruel. Au contraire, c’est de plus en plus intense. Mais peut-être, si on se permet une analyse à deux balles, c’est vrai que les négociations sont inévitables dans les jours, dans les semaines, dans les mois à venir, et que les russes essaient juste de prendre encore plus de territoires avant qu’on se mette, finalement, tous, ou pas tous, à table. Pour manger, en silence, il vaudrait mieux, le fruit de notre intelligence.

Les Couleurs de l’Info : Ép. 4

J’écris cette note pendant une coupure d’électricité, à l’ancienne, avec un stylo, un carnet et une lampe, pour me faire plaisir, car ça me rappelle les premières coupures du novembre 2022. Au début, c’était le choc, on ne savait pas quoi faire, comment agir, comment travailler, comment vivre dans tout ça.

Maintenant après tant de temps et tant d’épreuves on a compris comment ça marche, on ne s’inquiète plus. Toujours 2-3 lampes à proximité et une dans la poche, c’est souvent utile quand on se retrouve soudain dans l’obscurité, pour ne pas se casser la figure. Les coupures peuvent vous surprendre à tout moment et nous, on est prêt. On n’attend pas, on ne cherche pas, on est juste armé, c’est tout. Pas d’électricité ? Allez, poche droite ou gauche et hop, que la lumière soit.

Et l’on fait ce qui est possible de faire sans. On l’a remise ? Allez, d’autres tâches ménagères ou professionnelles s’ensuivent. S’il faut quand-même travailler sur ordi pendant les coupures, et bien, les batteries sont toujours chargées, il y en a toujours plusieurs et pour avoir une connexion il suffit de connecter le routeur à l’une d’elles et grâce à la fibre optique que tout le monde a, dont on ignorait l’existence avant, on a toujours accès à l’internet et la vitesse est même pareille.

Si ça dure plus que 3 ou 4 heures, le temps qu’un ordi moyen se décharge, et bien au point d’invincibilité qu’on a construit, ainsi que dans pratiquement n’importe quel endroit public les générateurs font minutieusement leur travail de générateur, ils génèrent. De l’électricité, de l’énergie, de l’espoir aussi, de la foi en l’avenir malgré les circonstances qui nous éloignent du confort.

De la pollution, quand-même, il en génèrent aussi. Ça pue et ça fait du bruit,  mais en même temps, transformer une énergie potentielle en quelque chose de réel, de pratique, d’utile, des fois ça fait plus que du bruit. Ça peut même ruiner, avant qu’on ne renaisse renouvelé. Donc on accepte. On accepte aussi, j’ai l’impression, que l’Ukraine est en train de changer. C’est dans l’air. Il n’y a plus de de choix, on ne peut plus nier que ça ne marchera plus comme avant.

Certains essaient d’agir à l’’ancienne, mais tous on sait que ça ne va pas durer, des changements inévitables nous attendent. Sous quelle forme, dans quelle direction ? Là, il faudra ne pas se rater, vu le prix qu’on a déjà payé pour cette chance. Une deuxième comme ça, la chance, pourrait être fatale. Tous ces problèmes qu’on a eu, qu’on aura encore pendant un moment, ils n’ont fait que soulever certaines pourritures essentielles du système déjà mourant, qui n’a jamais été vraiment révisé.

Dans mon métier de programmeur et développeur web, par exemple, l’absence de maintenance préventive, la négligence des problèmes qui ne semblent pas si graves au début, ça peut mener facilement, et c’est souvent le cas, à la mort d’un tel ou tel système ou site web mal surveillé. Les concurrence, les nouvelles technologies, les hackeurs, l’obligation d’évoluer quand–même rien que pour survivre font que ces petits problèmes négligés deviennent plus graves et causent un risque existentiel.

Là alors, il ne s’agit plus de boucher des trous en en créant d’autres, pour sauver ce système. Il faut maintenir bien sûr le mourant le temps nécessaire, mais tout en mettant la majorité des ressources dans la création d’un nouveau système, plus moderne, plus subtile aux changements potentiels dans le futur même éloigné, prévoir une évolution progressive de ce système, ne pas essayer de tout reconstruire d’un coup, ça ne marchera pas, plutôt garder le code en bonne santé et le rendre dès le début le plus flexible que possible et le plus universel, le plus interdépendant afin qu’on n’ait plus jamais à boucher des trous par-ci par-là en faisant des compromis, en guérissant les symptômes au lieu de guérir la vrai maladie.

Afin qu’on puisse changer une ligne de code qui n’est plus d’actualité, ce qui arrive régulièrement, et que le changement s’applique partout où ce morceau de code est utilisé. Pas de code répétitif ou excessif donc et surtout pas de code contradictoire – si on se le permet une fois, on va s’enterrer un jour dans ces contradictions. Et il n’y a rien de mal dans une reconstruction d’un système du zéro.

C’est toujours une chance de prendre en compte non seulement ses propres erreurs du passé, mais aussi celles des autres : partenaires, concurrents.

Pas forcément pour tuer leur business en proposant quelque chose de plus moderne, mais on évolue, c’est normal d’être à jour. On les fait ces reconstructions dans notre vie souvent (si ce n’est pas toujours) à travers des crises et des fois, des crises qui risquent de nous anéantir, comme actuellement en Ukraine. Être en danger mortel comme une guerre, ça vous enlève certaines illusions de longue durée en rien de temps. Et cela ne dépend que de vous, de votre choix, de votre lucidité bien sûr et responsabilité aussi, si vous allez vous souvenir un jour de ce danger comme d’une épreuve, d’une étape de votre évolution, ou si il vous tuera, tout bêtement.

La mobilisation qui ne marche pas, qui fait peur et démotive au lieu de mobiliser. L’économie qui s’écroule et qui va se casser la gueule tôt ou tard. Les gens qui meurent, à cause des bombardements aussi, mais surtout à cause des conditions de leur vie, ou des déprimes, ou en hôpitaux pas assez équipés alors que ce n’est pas si impossible et si cher de les rééquiper que ça peut paraître.

Ou les gens qui fuient le pays, en traversant des montagnes pendant des jours, des rivières à la nage, dans des coffres des voitures des fois, parce qu’ils n’ont pas, soi-disant le droit de quitter ce pays, alors qu’il l’ont, ils ne sont pas des prisonniers, et ils l’exercent comme ils peuvent, en risquant souvent leur vie. Tous ces problèmes, ce n’est pas parce que les ukrainiens ou les russes, ne soyons pas racistes, n’ont pas de talent, d’ambition, d’intelligence ou de courage.

J’en connais des dizaines de gens personnellement qui sont partis et ont été plus efficaces, productifs et reconnus ailleurs que dans leur pays d’origine et tout ça, en travaillant encore moins. C’est juste que, un pays, ça peut t’étouffer quand le système installé n’est plus à jour pendant une longue période, ou dès le début a été fait par des malfaiteurs. Prenez seulement l’exemple de l’Union Soviiétique. Combien de talents qui ont réussi à s’échapper, il a donné au monde. Combien de talents il a éliminé dans ses camps ou en les fusillant directement. Combien de talents sont morts d’alcool, parce qu’ils ne pouvaient pas s’ouvrir et encore moins ne pas être comme la moyenne.

Moi, personnellement je me fiche des noms des pays, de leur patriotisme souvent assez hypocrites et de leur histoire, culture, langues ou autre chose quand il le mettent avant la vie humaine, justifiant ainsi leurs crimes. Ce qui compte pour moi, et je sais qu’on n’est pas en minorité dans ce monde, ce sont ces personnes dont chacune est unique. Chacune, t’en trouve pas pareille. Et il n’y a pas de moyenne dans ce monde. C’est inventé, pour manipuler ou faciliter, mais ce n’est pas naturel.

Et tout système qui voudrait survivre et évoluer de nos jours, devrait se débarrasser de cet archaïsme à la con. Plus on a des possibilités d’ouvrir nos talents, plus le système qui l’aurait permis, aurait de bénéfices. J’espère de tout mon cœur, que l’Ukraine saisira cette chance de vite changer, après tant d’épreuves et de vies brisées. Elle n’est pas loin la lumière, on le sens, on la cherche cette lumière, qui ne va probablement pas nous guérir nos blessures, elles vont se cicatriser toutes seules, un jour, mais qui est bien méritée, et qui mérite bien à son tour d’être accueillie en tout honneur, avec toute notre décence qu’il nous reste encore, j’espère. Elle vient, cette lumière, on le sait. Soyons prêts et efficaces.

Je me souviens d’une phrase d’un ami à propos de cette guerre. Toutes les guerres soudaines, surprenantes, inespérées, ça dure plus ou moins 4 ans. La première année, on est tous choqué, excité etc. La deuxième année, on est moins excité, mais on continue, on a encore de la force et du courage, on avance, on recule, on se fait des coups pas possible, on bouge quoi. La troisième année, on n’en peut plus. Le patriotisme disparaît, mais on continue, parce que l’autre il continue et on ne sait pas comment arrêter cette merde, ni pourquoi vu qu’on est déjà allé assez loin, qu’on a déjà sacrifié beaucoup et ça n’a rien apporté. La quatrième année, on en peut de nouveau, car deuxième souffle et on n’en peut plus de n’en pouvoir pas, mais du coup on l’arrête, par force ou par diplomatie, n’importe comment mais on cherche le moyen. Et comme on devient, je pense, plus expérimenté, on le trouve, parce qu’on veut la paix.

J’ai surpris ce matin deux de mes chats dormir, ne faisant qu’un seul, en se caressant même lors de l’ouverture d’un œil qui veille toujours, parce qu’un chat ça ne dort pas vraiment. Et bien ces deux chats, uniquement ces deux-là, ils se battaient plusieurs fois par jour, chaque jour, depuis qu’ils sont grands. L’orgueil, l’envie de dominer, de prouver quelque chose aux autres ou à soi-même, j’ignorais les raisons, eux aussi je pense. Mais les prétextes, ça ne manquait jamais. Et d’un coup ils ne se battent plus.

Je verrai peut-être mes parents et mes proches en Russie un jour, me suis-je dit, sans risque pour moi ni pour eux. La guerre s’arrêtera, les avions remarcheront, se sera une heure d’avion depuis Odessa à Lipetsk. Moscou, à la limite, parce qu’il n’y a jamais eu de vol direct. Moscou et puis prendre ce train qu’on appelle rapide. 120 km heure pour nous c’est rapide, excusez-moi. Et aujourd’hui pour moi même 1 km heure serait assez rapide du moment que ça bouge, car ça dure une éternité. Une éternité, parce qu’on espère bien sûr, mais on ne sait pas vraiment, si ça va être le cas.

C’est vrai, toutes ses familles déchirées par la frontière ukrainienne ou encore plus, par la ligne du front, qui ne vont peut-être jamais se revoir, qui sont obligées de s’inventer une autre vie, adapter leur futur, leurs projets, leurs envies à la nouvelle réalité. On termine cette troisième année épuisés, bien sûr, certains ont même déjà tourné la page complètement.

Et ça se voit de plus en plus, ce contraste entre la vie civile, qui essaie de tourner la page, et le front, qui doit continuer, qui est toujours en manque de tout, d’équipement, de médicament, d’effectif, d’espoir. Les collectes pour eux sont de plus en plus rares pourtant, et ressemblent plutôt aux derniers cris au secours.

Non assistance… oui… c’est bien ça.

Ce front, qui a toujours besoin, plus que jamais, de ne pas se sentir oublié, alors que c’est de plus en plus le cas. On s’approche des fêtes de fin d’année, c’est dans quelques jours seulement, certains de ces guerriers vont les fêter dans des tranchées froides et humides. Certains, pas tous, car quelques jours, c’est suffisant pour en perdre encore. Pour en perdre encore et encore jusqu’à ce que nos nobles représentants trouvent ce putain de moyen d’y mettre fin.

Nous les civils, on va essayer sûrement de les soutenir comme on peut, de soutenir aussi d’autre civils, moins chanceux que nous-même, qui n’ont même pas de quoi acheter un cadeau pour leurs gosses ou des gosses qui n’ont plus personne pour se soucier de ça, qui sont orphelins à jamais. Bref, tous ces trucs de guerre pas jolis, qui te déchirent le cœur, mais enfin, qu’est-ce que tu peux y faire, c’est notre nouvelle réalité.

Moi, je n’ai pas encore tourné la page, mais je songe un peu au futur. Je me suis trouvé une raison, un objectif. Avec certains d’entre vous on a construit tout un point d’invincibilité, qui, j’espère, sera inutile, une fois la guerre terminée. Ce serait quand-même dommage de tout démonter un jour. L’argent oui, on en a investi, mais on y a aussi mis de notre âme, ce qui est beaucoup plus important.

J’ai donc décidé de continuer à payer le crédit et de le racheter au plus vite, y mettre toute mon énergie au travail, et prochainement, le transformer en une sorte de centre culturel de la francophonie.

Et essayer d’établir son fonctionnement de sorte qu’il fonctionne tout seul et soit gratuit pour les gens. Ce sera mon hommage à la ville d’Odessa où j’ai la chance de parler français autant que je veux avec mes amis, avec des étrangers qui viennent et reviennent. C’est ici que je me suis découvert vraiment, ça vaut beaucoup. Ce sera un hommage aux auditeurs de RTBF qui nous ont toujours soutenu, et puis, ça aidera les gens, qui s’intéressent à la francophonie, ils sont très nombreux à Odessa, aux futures générations aussi, qui s’y intéresseront. Qui pourront participer aux événements culturels, aux clubs de conversations, aux concerts même. Y faire des émissions, une revue ou une petite radio en ligne même, j’ai déjà construit un petit studio, mais n’irons pas trop vite quand-même. Il n’y a pas énormément de place mais c’est pas grave, il y en a assez. L’important est de pouvoir se retrouver autour d’un sujet dans un endroit sympa qui aura toujours ses portes ouvertes.

Et puis mon rêve, c’est prêter des livres et faire passer des beaux vieux films. Si je parle français comme je le parle, c’est grâce à ça. J’ai déjà construit une partie des étagères de la future bibliothèque, j’en construirai davantage, j’adore travailler le bois.

Et si vous voulez nous faire un cadeau de Noël, ou un cadeau de n’importe quelle fête dans le futur, envoyez-nous des livres en français. Dédicacez-les ou accompagnez-les des cartes postales, on les gardera pour l’histoire. Ce n’est pas pour rien qu’on dit qu’un livre c’est le plus beau cadeau qu’on puisse offrir. Un livre, ça vous apprend beaucoup, ça peut changer votre vie.

Je ne sais pas si un livre peut arrêter des guerres mais sûrement, plus on en lie, plus ils nous apprennent, plus ils nous font découvrir nous-même et les autres, moins il y en a. Bonne fin d’année à toutes et à tous.

Les Couleurs de l’Info : Ép. 3

Voilà-voilà, le 5 novembre a eu lieu, mais les 24 heures durent plus que prévu bien entendu. Et pourtant, ça soulage quand-même. On peut maintenant attendre le 20 janvier, et ensuite on attendra autre chose. Un sommet, une réunion, des élections, un autre plan qui se préparerait, quelque chose dans le futur, mais pas très lointain, sinon ça casse toute l’ambiance, toute l’illusion. Il ne faut pas avoir trop à attendre, il faut y aller petit à petit, étape par étape, ça ralenti la vitesse de la chute, et puis il peut bien y avoir un arbre avec une couronne large et douce parmi ces rebords auxquels on essaie de s’accrocher. On évitera peut-être de se défigurer complètement.

On s’accroche souvent à des dates, à des évènements, que nous croyons si importants, si forts pour pouvoir changer notre vie. Même si on sait que ça ne va rien changer du tout, ça nous fait rêver, ça nous permet de mieux attendre. Ce serait trop facile peut être si on pouvait ne rien attendre du tout et agir comme ça nous chante maintenant, et peut être que l’on le peut, on n’attend personne pour aller aux toilettes, on le fait, quand on a envie, mais je pense que si on pouvait déléguer ça aussi, on le ferait.

On aime bien crier liberté, mais on déteste les responsabilités.

On préfère les mettre sur les épaules des autres. Les autres, c’est facile, on peut toujours expliquer à soi-même que ça n’a pas marché parce que les autres… ils ne veulent pas, ou ils n’ont pas pu, enfin, que ce n’est pas de notre faute. C’est peut-être des sujets fondamentaux qui n’ont pas de réponses que j’essaie d’aborder, doit-on être sujet ou objet, comment passer de l’un à l’autre, doit-on se plaindre, a-t-on le droit, si on ne répond pas de ses actes et si on laisse décider quelqu’un d’autre pour nous. A-t-on le droit tout court ou on fait partie d’un plan suprême?

Et puis, quelqu’un d’autre, c’est qui exactement, les américains, les russes, les poutines, les zelenskys, les militaires, les fonctionnaires, les civils, les voisins, les passants dans la rue, dieux, peut-être ? l’immigration ukrainienne, tiens, pourquoi pas, j’ai une dent contre eux, je les trouve bêtes et inutiles, parce qu’ils ne me donnent pas ce que je veux. Mais si je réfléchis, si je me mets à leur place, bien que je trouve bête et inutile l’existence même de cette place, ils ne font que suivre ce qui leur est prescrit, et puis, si je creuse un peu plus et essaie de trouver du sens dans ce qui m’arrive, tôt ou tard j’en trouve, et si je continue de creuser je peux aller bien loin et comprendre finalement que tout ce qui m’est arrivé depuis que je suis né c’était plus ou moins mon choix à moi. Je l’ai fait consciemment ou pas, mais je l’ai fait.

Étais-je guidé ? Peut-être. Même si je ne pourrai jamais expliquer pourquoi on a deux bras et deux jambes, pourquoi on est fait comme ça et pas autrement, et puis c’est quoi déjà la vie et la mort, d’où on vient, où on va etc., je ne peux quand même pas nier ma part de responsabilité si le mot même existe, si les mots existent, et si ce sont les gens, qui se servent de la langue en la faisant évoluer. Responsabilité, ça n’a pas de limites ou de formes précises, j’imagine, et très souvent, ce n’est qu’après les dégâts qu’on se rende compte, qu’on n’en a pas eu assez. Pas assez pour être un peu plus prévisible, un peu moins distrait, un peu moins négligeant.

On en parle beaucoup en Ukraine en ce moment. Les dégâts, on en a eu assez pour se rendre compte qu’on est quand même les premiers responsables. Depuis l’indépendance ce beau pays, je le dit sans aucun sarcasme au cas où, vendait ses armes, se vendait à qui offrait plus, appréciait tellement ces citoyens qu’une bonne partie s’est barré bien avant l’invasion.

Et maintenant on pleurniche bien sûr,  on pleurniche toujours car pendant ces presque 3 ans d’invasion on en est toujours là. Sans armes, sans usines. Ceux qui essaient d’en faire, parce que les ukrainiens, ils sont quand-même créatifs, ils savent inventer les choses, et bien, on envoie leurs employés au front sans réfléchir. Priorités… Quelles priorités… plutôt changer les noms de quelques rues ou enlever quelques monuments, ou défendre avec encore plus de courage la langue ukrainienne en maudissant ceux qui osent toujours parler russe publiquement, en les tabassant des fois. Ça peut toujours aider, surtout quand on demande de l’aide aux pays qui se sont battus pour leur droit de parler ce qu’ils veulent, pour leur dignité qu’on a défendu aussi, au tout début, la dignité, écrasée souvent par l’état, qu’on a défendu avec. Donc, le 20 janvier, d’accord, voyons voir. En attendant, on continue…

1000 jours ou plus que ça continue… En gros, vivre en guerre ce n’est pas si différent. En fonction de la distance par rapport à la ligne de front c’est encore un peu plus différent mais on s’habitue assez vite à toutes conditions. Les bombardements, ça surprenait au début, au bout de trois ans ça peut faire peur des fois mais cette peur ne dure pas longtemps, un coup de sommeil et on revit. Enfin, on revit, on survit quoi. C’est un marathon de survie. Jour après jour, la même routine. Jour après jour, les mêmes réflexions, les mêmes questions suspendues dans l’air, déchirées régulièrement par divers débats et relâchées dans la nature, sans réponse, avec un peu d’espoir et beaucoup de certitudes chagrinées.

Question très répétée : que choisiriez vous, une fin horrible ou une horreur sans fin ? Y a pas de bonne réponse, car la question est truquée. J’imagine, qu’il ne faut pas choisir entre seulement ces deux options qui pèsent pourtant à tel point qu’on a du mal à envisager autre chose. On attend, on fait aller. On ne croit plus au patriotisme. Certains l’expriment publiquement mais ça résonne tellement faux. Ils n’ont pas l’air très certain, ces certains. Pas mal de gens qui avaient choisi de parler ukrainien alors que leur langue maternelle était le russe, sont revenus à leurs racines. Les alertes, on ne fait plus attention, on peut le voir dans les magasins qui ne ferment plus pendant les alertes même si ça n’arrête pas de frapper. Le couvre-feu est de moins en moins respecté…

En parlant de respect, il y en a de moins en moins envers les autorités, envers le système qui n’a jamais changé pendant ces 33 ans d’indépendance. Népotisme, corruption, oui, bien sûr, ça peut surprendre, ça peut décevoir, quand certains s’enrichissent alors que les moins chanceux se battent au front. Ils ne se battent pas pour eux, certainement, mais ils font avec. Népotisme, corruption, oui, ça peut être compliqué d’éliminer, je peux comprendre, mais le comportement des autorités envers le peuple, est-ce vraiment compliqué d’être un peu plus respectueux ? Est-il vraiment nécessaire de chasser les hommes dans la rue comme s’ils étaient des criminels, en les tabassant ? En portant toujours l’uniforme de l’armée en plus lors de ces procédures d’enlèvement ? Est-il vraiment important d’humilier les gens en leur proposant à chacun au niveau national, comme si c’était quelque chose d’extraordinaire, une aide générale de 1000 hryvnia, ce qui ne fait même plus 25 euros. Il y a des gens qui ont besoin de beaucoup plus d’aide, et ceux qui arrivent à s’en sortir, ça ne va pas changer quoi que ce soit pour eux. C’était quoi ce geste de générosité perverse ? Est-il si difficile d’être un peu plus sélectif ?  Il manque des informations, peut-être sur les montants des retraites et les prix dans les magasins, les prix de chauffage et d’électricité.

Le soi-disant plan de paix, oh pardon, plan de victoire, n’a pas été pris au sérieux à l’étranger, on est maintenant en train de préparer un plan de victoire intérieur, pour le présenter à la population. Mais c’est quoi ce délire. Et c’est quoi cette victoire. Sur qui. On va gagner quoi ? Est-ce qu’il y a un mot dans ces plans sur la vie des gens après la guerre. Pendant la guerre. Pourquoi continuer, pour quelles raisons et quels objectifs ? Reconquérir les territoires ? Pour y amener quoi exactement ? Quel bonheur suprême on va leur proposer ?

Plus de 100 000 personnes sont revenus à Marioupol occupé, à Marioupol si soigneusement détruit par les occupants au tout début de la guerre. Plus de 100 000 personnes ont préféré l’occupation. Volontairement. Alors qu’ils avaient fuit à l’époque. Ce n’est pas les territoires qu’il faut maintenant regagner. C’est d’abord la confiance et la foi en son pays, en son futur, au moins. Ça commence par là. Et ceux qui ont fui à l’étranger, en Europe ou ailleurs, qui continuent de fuir, donnez-leur une seule raison pour revenir. Allez, mettez-le dans votre plan de victoire. Votre plan de paix juste et ultime.

Je me souviens très clairement des quelques premiers mois de cette invasion. Les journalistes qui étaient sur place pourront confirmer cette ambiance de certitude, de volonté commune, de résistance indiscutable. On avait tous une chose en commun, la dignité, et on la défendait, avec ce qu’on avait sous la main. On n’avait pas grand chose, mais on a pu le repousser, cet envahisseur, parce qu’il y avait cette forte raison de le faire. Tous ensemble on ne faisait qu’un seul, et bien, on est de plus en plus seul, mais chacun de son côté.

On prétend toujours que la vie humaine en Ukraine est supérieure à tout. En tout cas, il y a pas mal de gens qui aimeraient que ce soit ainsi. Et ils en discutent, publiquement, je trouve ça bien. On est loin de se cacher des problèmes, on est loin de ne pas chercher et proposer des solutions. Et on peut toujours le faire sans crainte, on peut toujours ne pas être d’accord avec ce qui se passe et ne pas être mis en prison pour cela, comme en Russie, par exemple.

Ça rame, bien sûr, c’est rarement pris en compte par les autorités, mais rien que de savoir qu’il y a des personnes intelligentes qui ne lâchent pas, qui continue de formuler, de chercher, de proposer, me laisse croire que ce pays, cette nation est très loin d’être foutu.

Essayer au moins de mettre en avant la vie humaine, avant toute autre chose y compris ce fameux patriotisme, c’est ça, que j’appellerais être un vrai patriote de son pays. Parce que si ce ne sont pas que des paroles, c’est un boulot de toute une vie. Car, c’est quoi au juste, la vie humaine avant tout ? Les conditions de vie, l’éducation, les possibilités de business, la médecine, oui, bien sûr, ça en fait partie. Mais c’est aussi et surtout le système qui est mis au service de cette vie, et pas le contraire.

La bureaucratie qui t’aide à chaque étape de ta vie, de ta naissance, jusqu’à ta mort, au lieu de te pourrir la vie à chaque occasion. Le système qui t’offre les droits et qui veille à ce qu’ils soient vraiment respectés à tous les niveaux, rien que pour te remercier que tu aies choisi de naître ou de venir vivre ici, au lieu de te manipuler et de t’humilier à chaque étape de ta vie, surtout quand tu ne peux plus rien lui donner, sois-tu retraité ou démobilisé suite aux blessures. Le système où la corruption n’a plus aucun sens, car les fonctionnaires sont rémunérés, par exemple, en fonction de leur efficacité. S’ils sont vraiment efficaces ils gagnent beaucoup plus que ce qu’ils auraient pu voler, et s’ils ne sont que des parasites, alors ils ne peuvent même pas obtenir leur poste.

Ça marche dans des vraies entreprises, pourquoi ça ne marcherait pas si on considérait un pays en tant que telle ? Une entreprise avec beaucoup d’actionnaires oui, et alors ? Ça me parait vraiment logique, si on met la vie humaine avant tout autre chose, comme on prétend toujours, sauf que, pour l’instant, on ne fait que prétendre. Il est grand temps de le réaliser, et je ne vois pas en quoi la guerre empêche de le faire.

Les hommes fuient la mobilisation parce qu’ils savent, tout simplement, qu’ils ne peuvent pas confier leurs familles au système actuel, et c’est normal, qu’ils ne veulent pas le défendre. Et je les trouve plutôt responsables ces hommes-là. Afin qu’ils aient envie d’aller mourir pour leur patrie, il faut d’abord leur donner envie de vivre pour elle.

Et qui sait, si on le réussit, il ne faudra peut-être plus aller mourir, et ces fameux territoires occupés, vont demander tous seuls leur réintégration. Là, peut-être, tous ceux qui sont tombés pour ce pays et non pas pour ce système, vont pouvoir rester en paix, où qu’ils soient.

Les Couleurs de l’Info : Ép. 2

Je dors sans arrêt depuis une dizaine de jours. Le sommeil incontrôlé est mon petit moyen pour digérer ce qui n’est pas trop comestible, qu’on est quand-même obligé de l’avaler, vu qu’il n’y a rien d’autre. Ça ne donne pas de rêves lumineux, ils sont plutôt bizarres et délirants, mais ça permet de faire un trie, en quelque sorte, de ranger, d’éplucher la vérité de l’hypocrisie, de creuser au plus profond de soi pour retrouver ne serait-ce qu’une petite source de sens pour l’avenir, car très déshydraté, assoiffé de bonnes nouvelles. Bien perdu dans ce qui se passe. Il se passe des choses bien sûr, mais à la fois, il ne se passe rien. Rien de nouveau, ni à l’ouest, ni à l’est.

Ça devient de plus en plus évident que les deux côtés du globe se sont servis de l’Ukraine pour en faire leur ring et, c’est tout naturel que ce ne soient pas les managers qui se battent. Eux, ils font leurs affaires comme si de rien n’était. Il peut y avoir des gens bien, parmi les managers, tout comme des truands, ça importe très peu. Ce n’est que du business, alors trêve de sentiments, chacun son rôle. Il fallait naître ailleurs, grandir autrement ou fréquenter d’autre milieux, pour ne pas se retrouver sur ce ring. Maintenant il faut bien que les spectateurs ne s’ennuient pas trop, car c’est eux qui payent, tout compte fait. Je ne sais pas si on va compter aux points, ou s’il faut s’attendre à un KO.

Ce combat, il y a peu de doute, est arrangé, orchestré le plus possible, mais on ne peut jamais contrôler à 100 pour cents. Et orchestré ou pas, les blessures sont bien réelles. Il faut croire qu’on va soigner celles qui sont soignables, s’il n’y en a pas une de fatale bien sûr, mais pour l’instant, ce combat est loin d’être fini. Pourtant, on aurait bien envi qu’il finisse car on est bien épuisé. Je dirais même, qu’il finisse d’une façon ou d’une autre, même si on sait que ce ne sera pas le dernier, même si on sait que les objectifs constitutionnels ne semblent plus réalisables pour l’instant, après tout ce qu’on a traversé, après tout ce qu’on a eu et surtout, après tout ce qu’on n’a pas eu.

On espère que ne serait-ce qu’une petite pause ne nous fera pas de mal, mais va savoir. Même si on arrive à s’en procurer une après ce sacré 5 novembre dont on n’arrête pas de s’imaginer des conséquences, c’est loin d’être exclu qu’elle sera trop courte pour que l’Ukraine ait assez de temps et d’intelligence pour se soigner comme il faut et surtout pour se préparer à la revanche.

Alors, vous voyez, ma dépression est bien méritée, et je ne suis pas le seul. Beaucoup de personnes en Ukraine se sentent désespérées. Ils n’avaient pas d’embarras de choix, ils étaient sur ce ring sans le vouloir, ils ont été attaqués, on leur a promis des choses par contre, mais une fois sur le ring c’est un peu le système D. Et encore, il faut balancer entre essayer de sauver sa peau et respecter quelques arrangements des autres avec celui qui t’agresse.

C’est-ce qui arrive, quand on n’est pas libre de décider de son sort, quand on est dépendant, surtout financièrement. Il y a le risque presque inévitable d’être manipulé. J’espère que ce n’est plus souvent le cas de nos jours, mais dans notre passé pas trop éloigné c’était bien courant et surtout normal que les parents décident du sort de leurs enfants, s’agissait-il du mariage, du choix de profession ou des fois même pire.

Le froid d’ailleurs commence à nous rendre ses petites visites régulières. Chaque soir il est là. Je suis assez content des nouvelles fenêtres, elles gardent bien la chaleur, je les ai installées après que l’une s’est cassé suite à un bombardement dans le centre-ville. Comme quoi, il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien. J’avoue que je me serais bien contenté des anciennes si on pouvait éviter ce bombardement et les autres aussi.

J’aime bien cette fraîcheur revenue, elle attire des souvenirs de l’hiver, qui ne va pas tarder à son tour, ça me rappelle la neige et ce sentiment quand on a froid dehors mais on sait qu’une fois rentré, on aura chaud et alors là, ce contraste, c’est un pure bonheur. Souvent ce contraste est accompagné des fêtes de fin d’année, ce qui rend cette période un peu magique à chaque fois malgré les circonstances.

Mais bien sûr, on sait que l’hiver nous réservent aussi quelque chose de moins joyeux comme, par exemple, les coupures d’électricité qui semblent inévitables même si les voisins ne bombardent pas l’infrastructure, car le manque, causé par les attaques précédentes, est tellement énorme, qu’on ne pourra pas satisfaire la demande.

Ce n’était pas facile cet été, mais au moins il ne faisait pas froid, on pouvait sortir, se promener, planifier plus ou moins ces activités en fonction des coupures. En hiver ce n’est pas trop le cas. Moins de choses sont possibles sans électricité et on ne sait pas encore à quel point l’énergie est endommagée. Heureusement que beaucoup d’établissements ont leurs générateurs, j’espère surtout que les cliniques et les maisons de retraites en ont, car autrement ça va être une catastrophe encore une fois. Bref, on espère bien sûr le meilleur mais on se prépare surtout au pire.

Il n’est pas exclu que les coupures vont durer pendant des jours donc il faut prévoir quelques réserves d’essence, de la nourriture qui se cuit en très peu de temps, des lampes, des batteries, des couvertures et tout ça. Je ne sais pas ce qui se prépare du côté des compagnies énergétiques, si ça se trouve ils ont pu réparer quelque chose avec l’argent des prix augmentés de 3 fois, mais on a des doutes. Et oui, les prix ont bien grimpé et malgré la guerre et l’interdiction de couper quoique ce soit, si on n’arrive pas à payer à temps, on coupe le courant.

N’empêche que, ça fait réfléchir avant d’allumer une lampe de plus et ça fait ne pas oublier de l’éteindre quand on n’en a plus besoin. C’est plutôt une bonne chose pour l’intérêt général, j’imagine ? Ça permet d’économiser ? Je ne sais pas, par contre, comment les retraités, par exemple, sont censés payer leurs factures alors qu’elles dépassent bien ce qu’ils reçoivent comme retraite. Ça, on ne l’explique pas. Peut être que les retraités ne font pas partie de l’intérêt général, vu que ce sont les jeunes qui financent les retraites à travers les impôts. Et les jeunes qui travaillent, il y en a de moins en moins. La peur de mobilisation, l’économie qui part en vrille et tout ça, des petits inconvénients de guerre, quoi.

Je suis complotiste bien sûr, il faut s’éloigner des idées pareilles. On va s’en sortir, n’est-ce pas. Enfin, peut-être. On garde l’espoir. Il faut tenir bon. Je ne dirai pas tous ensemble, car ce n’est plus le cas. Et si ce n’est pas à cause de ces histoires de langues et de monuments démontés, de noms de rues qui changent sans arrêt comme s’il n’y avait rien d’autre à faire, ce sera tout simplement parce qu’on n’a plus grand chose à partager les uns avec les autres.

On survit, littéralement. La population survit comme elle peut, le gouvernement survit comme il peut. L’humanitaire, n’en parlons plus. Le financement de l’armée, je me tais. Les méthodes de mobilisation, tandis que certains hauts placés se remplissent les poches, je ne saurai guerre décrire quelle fausse commune ça nous creuse entre l’état et la population.

Espérons juste qu’on ne va pas tous glisser dedans.

On ne peut pas arrêter. Ça ne dépend pas de nous. Donc on continue. Mais on ne sait plus où on va exactement. Pour ne pas dire que l’on le sait, qu’on ne veut pas y aller, mais qu’on y va quand même. Tout comme dans cette chanson du groupe Kino, cinéma en français. Bien symbolique pour moi le nom du groupe, tout comme la chanson, car après bientôt 3 ans j’ai toujours l’impression qu’on vit dans un cinéma sans fin. Sauf qu’au début toute cette guerre me paraissait surréaliste, pas normale, et maintenant je pense plutôt à comment nous l’avons menée jusque là.

Je dis nous, je ne parle pas seulement de ceux qui sont à l’intérieur du pays. Je dis nous et je pense aussi à tous ceux qui ont bien caché leur jeu en promettant des armes et en les donnant à gouttes d’eau pour seulement faire durer. Je dis nous et je pense à tous ces crimes de guerre qu’on a laissé se produire, à tout ce massacre au front qui continuera, j’en suis sûr, jusqu’à la dernière minute de la guerre, sans un but précis, car ça n’avance d’aucun côté, ça ne fait que durer.

Je dis nous et je pense au monde entier qui continue à faire des affaires avec un terroriste, qui a occupé le pouvoir dans son pays, qui essaie d’occuper un autre pays en plein Europe, qui en a déjà occupé une parti, qui tue régulièrement des civils, à ce monde entier qui en même temps se prends aux ressortissant de ce pays qui ont fui cette dictature. C’est facile, hein, ils sont chez vous et l’autre il se cache dans ses résidences. C’est facile aussi, d’interdire aux ukrainiens de taper où ils veulent, c’est vous qui leur donnez les armes, même à goutte d’eau.

Je dis nous, et je pense aussi à tous les fonctionnaires qui s’enrichissent pendant cette guerre, au lieu de consacrer tous leurs efforts à la cause qu’ils déclarent être la seule possible : regagner les frontières de l’année 1991. Ou peut-être qu’ils parlent du mois de juillet, avant l’indépendance ? On commence à se douter.

Bref, on continue seulement parce qu’on ne sait pas comment arrêter, comme si on était dans un train qui va sûrement dérailler tôt ou tard, parce qu’on n’a pas le contrôle et la vitesse qu’il a pris en haut de cette montagne de mensonges ne fait qu’augmenter.

Ce n’est pas nouveau tout ça. Il n’y a rien de nouveau ici. On découvre juste chaque jour un peu plus de ce qui était présent dès le début. Mais ça m’étonnera toujours. Comment pouvons-nous être hypocrite à ce point ? Je dois peut-être arrêter de dire nous dans l’avenir, car ça n‘a plus de sens. Chacun son intérêt, j’imagine. 

Dans toute cette tension et incertitude, on se demande si l’Ukraine va pouvoir résister tout compte fait. Elle est tellement pesante cette tension, qu’on ne fait plus de projet à long terme. On se contente de ce qu’on peut faire aujourd’hui et demain et peut-être après-demain.

On attend toujours le 5 novembre, histoire d’attendre au moins quelque chose. On a compris qu’il ne s’agit plus de victoire totale. Certains espèrent et y croient, par habitude, mais ce ne sont surtout pas les militaires au front. Ceux qui sont au front sont un peu plus renseignés, je pense.

Les mots, les grandes paroles sont de moins en moins écoutés. Le patriotisme est de moins en moins indiscutable. Je ne sais pas, si l’Ukraine va résister en tant que pays actuel. Mais je suis certain, que la volonté, la créativité et l’âme des Ukrainiens, survivront à tout ce cauchemar.

Ce n’est pas les frontières des années 1991 qui m’ont attiré, quand j’ai trouvé mon refuge ici. Ce sont les gens, les personnes, les personnalités. J’espère juste que tous ceux qui se sont bien servi de ces maudites frontières sauront un jour s’excuser.

Ce sera la moindre des choses, après tant de tragédies humaines.

Les Couleurs de l’Info : Ép. 1

Je lis en ce moment Les Russkoffs de Cavanna. Comparé à ce qu’ont vécu les gens lors de la deuxième mondiale, celle-là me paraît de suite moins cruelle, plus distinguée même, délicate. Et pourtant, des meurtres, des horreurs, y en a. Chaque jour.

Ou peut-être c’est parce que je vis loin du front et ne risque que des bombardements sur la ville, et encore, par seulement certain type de missile qui nous viennent de temps en temps de Crimée avant même que l’alerte sonne. Va savoir.

En tout cas, on ne fait plus attention, on sait que ce n’est qu’un mauvais moment à passer et on cherche d’autre sens pour justifier son existence. On creuse dans le futur, qui n’est pas trop certain, on ne sait pas trop où on va, juste la direction plus ou moins.

Mais voilà, il semble naturel qu’elle finisse. Et puis la vie reprendra. Et puis d’autres nous tomberont dessus un jour ou l’autre, si on n’est pas assez préventif et mâlin. Ça va sûrement arriver, car on ne peut pas s’en passer, nous les humains. On dirait que ça nous amuse. On dirait que ça nous sert à quelque chose. On essaie de trouver une raison, car ce serait bête de s’entretuer sans aucune raison valable. Mais on le fait, on s’entretue. On se trouve des raisons, des excuses, alors qu’on est peut être tout simplement con.

Pas individuellement, non. On peut être très bien, intelligent et tout, mais dès qu’on se réunit au sein d’une grande communauté, telle qu’un pays, c’est très rare qu’on se partage nos intelligences, ce serait trop beau. L’intelligence, c’est lourd, beaucoup plus lourd qu’une bêtise. Beaucoup plus compliqué et nuancé. C’est une responsabilité aussi, car très fragile. La faire passer à quelqu’un et ne pas la briser en la passant, c’est une tâche des fois impossible à l’échelle nationale, car celui qui la reçoit doit être assez fort lui aussi pour pouvoir l’accepter sans la faire tomber.

Alors on se partage des choses simples, légères, qui ne demandent pas d’être responsable, qui ne nous demandent que d’avoir les oreilles et les yeux. Et ça rentre, ça s’installe, ça fleurit. Plus ça fleurit, plus ça te déchire et te voilà un jour prêt à déchirer les autres. Et puis, à en croire les psychologues, on est tous traumatisés depuis l’enfance, on a plus ou moins tous des boutons sur lesquels on peut appuyer avec de la propagande.

Et il suffit d’un connard sans cœur qui s’empare du pouvoir pour appuyer et nous transformer en une force qui rase tout sur son chemin. Il suffit de convaincre. Et maintenant avec nos technologies d’aujourd’hui c’est encore plus facile et plus rapide. Des convaincus d’ailleurs deviennent souvent des cons vaincus. Seulement, ça n’arrive qu’après les dégâts irréparables.

Mais c’est aussi leur petite chance de devenir moins cons au moins pour un moment, car quand tes illusions se cassent le masque contre la réalité, tu vois beaucoup plus clair. Ça te tape si fort que toutes ces choses inutiles, mais nourrissantes, sortent comme si t’avais une diarrhée d’oreilles. Mais il faut taper vraiment fort, sinon ça ne fait que de la mousse.

Comme par exemple cette escalade de l’armée ukrainienne vers Koursk : ça a eu son petit effet local, mais ça n’a rien changé en général. Peut-être, ce n’est que le début, mais encore une fois : combien de temps encore et quelle addition vas-t-on payer pour permettre, cette fois aux russes, de se débarrasser de cette connerie semée et cultivée soigneusement par leur propagande qu’on ne peut pas supporter plus que 2-3 minutes, si on n’a pas l’habitude, qui donne envie de vomir, mais qui est très bien digérée si on arrive à s’y mettre comme à tout autre poison : clopes, alcool, drogues ? On va attendre quoi ? Que ce cancer devienne irréversible ? On n’a pas eu assez d’exemples dans notre passé ? On se croit plus chanceux ? Ou on s’en fiche tout simplement ?

Pourquoi interdire aux ukrainiens de se défendre comme ils veulent ? Pourquoi modérer si soigneusement la livraison d’armes ? Sûrement par l’intelligence que nous ici ne sommes pas capables d’accepter à notre niveau, on n’est pas assez fort pour porter un tel poids. Alors on fait simple : on essaie avec ce qu’on peut et on râle. Et on a de plus en plus envie que ça finisse tout simplement, peu importe comment, mais que ça s’arrête. C’est ça le but, j’imagine ? La victoire de l’Ukraine n’a jamais été le but ? La Russie reste un partenaire précieux, malgré tout ?

Mais bon, je parle comme si la victoire, la libération ou la disparition de l’Ukraine dépendait seulement des autres pays. Et pourtant, c’est plus ou moins ça. On attend sérieusement les élections aux États Unis comme si c’était bien les nôtres, sauf qu’on n’a pas le droit de voter cette fois. Chez nous on n’a pas eu ce droit non plus, mais… c’est autre chose, c’est la guerre donc on change rien tant qu’elle dure, au cas où.

Dans mon métier de programmeur il y a une phrase, assez vraie d’ailleurs : peu importe comment, si ça marche, n’y touche surtout pas, au risque de tout casser et devoir refaire. Seulement arrive un moment où tout se casse tout seul et tu es quand-même obligé d’intervenir. S’il y a assez de temps et de ressources il vaut mieux refaire de zéro, mais si c’est urgent, tu ne fais que réparer, sachant que ça va se casser la gueule un jour ou l’autre.

Depuis l’indépendance, au lieu de tout refaire de zéro, comme c’était plus ou moins le cas des pays baltes par exemple, l’Ukraine a préféré garder ce vieux code soviétique, écrit par d’autres, en changeant juste les noms des fichiers, en ajoutant juste quelques arrangements pour sembler autonome au moins de face. Alors que ce vieux code soviétique depuis des décennies était basé sur des syntaxes KGBistes.

Le FSB devenu SBU sans licencier personne. Les politiques communistes sont devenus libéraux, sans changer de politique. Cette histoire de langues : russe, ukrainienne, va savoir d’où elle vient. Surtout pas des citoyens parce qu’ils s’en foutaient pas mal, ils parlaient ce qu’ils voulaient. L’arme nucléaire, donnée contre un PQ de marque hongroise, n’en parlons même pas. La confiance règne, surtout quand il s’agit de l’indépendance d’un pays. Les militaires russes qui louaient littéralement la Crimée jusqu’au jour où ils l’ont pris.

Sans parler des lois, même nouvelles, même après l’invasion à grande échelle, qui répètent souvent ce qui est voté comme lois en Russie, qui elle, non plus, non seulement a également gardé toutes ces vieilles habitudes de l’URSS, mais qui a à sa tête depuis 25 ans déjà un KGBist.

C’est non seulement parce qu’ils ont peur, les Russes, des lois internationales qui disent que tout pays déclarant une guerre, devient automatiquement un paria, qu’ils ont appelé ce qu’ils font Opération Spéciale. C’est qu’ils croyaient vraiment que ça allait l’être. Si ça n’a pas marché comme prévu, c’est seulement grâce au peuple ukrainien, qui n’a pas voulu qu’on lui impose quoi que ce soit, dont les illusions se sont cassé la gueule contre la réalité et ils ont dû sortir ce qu’ils ont vraiment sous la peau. Et aussi grâce à la disparition totale des politiques pour un moment.

Pendant ces quelques mois, les ukrainiens se défendaient comme des guerriers, parce que le pourquoi était bien clair, bien évident. Armes ou pas, ils voulaient protéger leur pays ne serait-ce qu’avec des fourchettes. Il n’y avait pas de lois, pas de système et tout fonctionnait quand-même. Quelle chance de tout reconstruire de zéro… 

Maintenant, pour mobiliser, il faut attraper les gens dans la rue, comme des voleurs, parce qu’on ne sait plus où on va. Et les gens, ça se sent, se croient trahis. Plus de liberté, démocratie mon œil, à l’abattoir tous, au moins jusqu’aux élections… dans un pays lointain.

Ça va faire 30 mois déjà, qu’on marche, qu’on tue, qu’on crève. Qu’on crève même sans marcher, en se faisant des rêves quand des missiles et des drones nous rendent visite pratiquement chaque nuit. Et des fois en plein jour.

Dans les médias étrangers, on ne parle plus trop en détail de ce qui se passe. Même ici on oublie le lendemain, parce que ça ne choque plus. Combien y-a-t-il eu de morts à Poltava, à Lviv récemment ? 50 ? 200 ? Kiev en plein centre-ville c’était bien cet été ou il y a un an ? Tiens, ce mercredi les Ukrainiens ont fait sauter un stock d’armement en Russie, ça a fait un boum pareil à une explosion nucléaire. Ça a même produit un tremblement de terre. Dans combien de temps on va l’oublier ? Le barrage de Kakhovka, catastrophe écologique, on n’en a même pas assez parlé, ça s’est passé inaperçu. 

Mais détrompez-vous, ce stock détruit, ce n’est pas pour apprendre aux russes quoi que ce soit, ça permettra juste d’éviter peut-être quelques morts de civils en Ukraine pendant une semaine ou deux, parce que les russes nous les auraient envoyé ces missiles dans nos immeubles résidentiels, et comme on n’a pas assez de système anti-aériens, ça nous arrange.

Et ce n’est pas la première fois que les ukrainiens arrivent à faire sauter quelque chose sur le territoire russe. Je ne pense pas qu’ils vont se mettre un jour à bombarder les civils comme le font régulièrement les russes en Ukraine, mais plus ou moins la guerre est bien présente là-bas aussi, et c’est bien logique après tant de temps. Bien spéciale cette opération spéciale de poutine.

Bref, comme toute guerre, celle-là se répand. On est bien tous là-dedans. Peut-être plus ça s’intensifie, plus vite ça va finir ? Comme s’il s’agissait d’un pus qu’il fallait d’abord extraire jusqu’à la dernière goutte ? Si c’est ça, dommage que les armes ont toujours été livrées à goutte d’eau, ça se serait intensifié plutôt et ça permettrait d’en finir plutôt.

Afin que ça ne devienne pas à cent pour cent la routine, je me rappelle souvent du début, du choc qu’on a eu. J’aimerais que vous écoutiez ce court entretien avec Alina, une Ukrainienne de Marioupol, ville russophone, que les russes sont venus soi-disant sauver des soi-disant nazis, en la rasant complètement.

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