Un russe en Ukraine
Le blog d'Artem SAVART

Le Fin Mot | Épisode 3

Notre chronique mensuelle avec Françoise Wallemacq dans l'emission Le Fin Mot d'Eddy Caekelberghs sur RTBF (La Première)

Oh, cette guerre. Rien que de répéter ce mot me gonfle à chaque fois. Envie de se cacher, envie d’oublier… Tout à fait normal, mais on ne peut pas. Pas parce que c’est impossible. Juste parce qu’on vit dans un monde réel, que l’on le veuille ou non, et ça en fait partie.

Quand je reçois une demande de collecte de fonds, je passe par plusieurs étapes avant de pouvoir le faire. Ça me bloque pour un moment. Je vois le message, mais je ne le lis pas de suite. Je sais que je ne vais pas refuser, mais il me faut du temps.

Je me blâme d’abord de ne pas avoir assez de fonds moi-même pour juste envoyer ce qu’il faut et ne plus en parler. Je me blâme ensuite de ne pas avoir assez utilisé ma voix, mon écriture, pour agrandir la liste de gens qui se sont abonnés à ma lettre d’information, de ne pas avoir assez de notoriété, si j’ose dire, alors que je pourrais : je vois les lettres et les dons es gens. 

Le problème est qu’ils ne sont pas si nombreux pour ne pas remarquer que ce sont toujours les mêmes personnes qui participent donc à chaque fois j’ai l’impression de les dérober, ça me fait sentir comme si j’étais un mendiant. Je me sens tout nu. Et puis, je me dit souvent que j’oublie nos amis aux front, qui nous protègent chaque seconde, chaque jour, et que je me permet trop quand je fais mes courses, quand je sors avec les amis, quand je bois tranquillement mon café du matin en face, parce qu’il est bon, parce qu’il fait beau, et la serveuse est belle. Je travaille, j’ai bien le droit, mais eux ? Ils travaillent beaucoup plus, et ils risquent leur peau pour nous, et ils sont en manque permanent de tout. Même le plus nécessaire. Sans parler des armes. 

Je me sauve pour un moment dans la poésie, dans les livres, dans le bois. Je chante, je m’amuse, je fais quelque chose qui me fait plaisir, qui me ressource. Et ce n’est qu’après que j’écris. Ce n’est qu’après toutes ces réflexions que j’ose demander de l’aide aux gens. Je me dis que, s’ils sont toujours là à me suivre, c’est qu’ils pensent peut-être comme moi : on ne peut pas abandonner. Pas parce qu’on n’a pas le droit. Juste parce qu’on ne peut pas autrement.

Et puis j’écris, les paroles viennent toutes seules. Les gens répondent, participent. On arrive à réussir telle ou telle mission. Ça fait plaisir. Ça fait chaud au cœur. C’est pas grand chose à première vue, mais.. Essayer de créer une fleur par exemple, une toute petite fleur. À partir de rien, sans rien sous la main. Et pourtant, quelqu’un l’a bien créée, non ? Quelqu’un l’a trouvé pas si inutile que ça, pas si petite, assez importante et même indispensable pour se donner la peine, ou plutôt le plaisir de la créer. 

Quelqu’un, qu’on connaît pas trop, mais qu’on aimerait bien connaître. Moi en tout cas je suis très curieux. Je le cherche partout celui-là, dès que je m’en souviens et c’est vrai que, si on regarde bien, il est quand-même bien présent. Il est bien là, dans chaque petite chose, dans chaque petite action. Ne lui donnons pas de noms au cas où, pour ne pas se déchirer. C’est bien humain de se déchirer à n’importe quelle occasion. C’est bien humain aussi de nier son existence, mais bon… pour lui ou elle ou eux (je ne suis pas encore fixé la-dessus, c’est encore notre truc humain, on adapte tout à notre niveau, à nos capacités et différences), je ne pense pas que ce soit si grave qu’on ne s’en rend pas compte à chaque seconde de notre existence. Mais quand-même, est-ce que vous avez essayé de bien vous regarder droit dans les yeux devant un miroir ? Pendant un bon moment ? On se maquille, on se prépare, on vérifie si on est assez beau pour sortir, mais on évite de se regarder dans les yeux.  Alors que tout est là. Quand quelqu’un est mort, ils sont bien vides ses yeux. Ils insistent même à manifester que cette personne n’est plus limitée par son corps. Alors tant qu’on est là, fixé dans ce truc incompréhensible qui est notre corps, profitons. Surtout quand on est avec quelqu’un. On peut passer toute une soirée sans se regarder dans les yeux. Des fois, toute une vie. C’est très dommage. C’est beau, c’est direct, c’est honnête les yeux. Cruel des fois. Mais ça reflète bien l’essentiel. Sans même dire un mot.

Les soirées, d’ailleurs, on en fait beaucoup en ce moment en Ukraine. On a bien compris, que la vie est courte et qu’il ne faut pas s’enfermer dans son cocon. Un monsieur assez connu a dit que l’enfer c’est les autres. Moi je pense, que les autres, c’est bel et bien le paradis. En chair et en os. Et les yeux bien sûr, faut jamais oublier les yeux. Si vous croisez un cosmonaute qui a vu notre terre bien aimée et très mal traitée de loin, demandez-lui ce qu’il y a de plus intéressant dans l’espace. Il vous dira, je suis sûr, que c’est les autres cosmonautes. Les autres, ce n’est pas une torture, c’est au contraire, un pure plaisir. Si on est soi-même bien sûr. S’il faut jouer, mentir, prétendre… même pas la peine, on a très vite envie de retrouver son cocon. Mais ce qui est bien aussi après plus de deux ans sous les bombardements pratiquement quotidiens, c’est qu’on a de moins en moins besoin de mensonges, d’hypocrisie. Ça se nettoie petit à petit, beaucoup de gens ont retrouvé leur vrais envies, se sont mieux compris, ne gaspillent pas le temps et l’énergie pour les choses qui ne sont pas les leurs. Automatiquement ils sont plus heureux et moins embêtants pour les autres. Ils ont de moins en moins besoin de mentir, de jouer et de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. Et finalement on peut remarquer qu’il y a quand même plus de bien que de mal dans les humains. Le mal, en fait, c’est le mensonge, c’est la poussière, qu’on a accumulée pour soi-disant se protéger (ce qui est aussi un gros-gros mensonge) et qui s’enlève très facilement, si on le veut bien, ou si on nous force bien. On n’a pas à avoir honte de ses actes, de ses choix. De son corps surtout. Ou son lieu de naissance. Ses parents. Sa famille. Ça, on ne l’a même pas choisi en plus. On n’a pas à avoir peur d’être jugé (surtout si c’est par le tribunal de La Haye pour certains, permettez-moi de rêver un peu). J’ai remarqué aussi, que les gens qui ont compris ça, qui ont retrouvé plus ou moins, leur propre chemin grâce à l’enlevage de toute cette poussière, sont aussi moins inquiets. Ils n’ont plus besoin de mentir à soi-même et aux autres, du coup ils n’ont plus peur de ne pas vivre assez longtemps pour pouvoir finalement être en accord avec leur âme. Ils font ce qu’ils veulent dans cette vie. Ils ne font pas ce qu’il ne veulent pas. Ils n’ont pas à s’excuser, à se culpabiliser, à se victimiser non plus. Ils se sentent heureux quand ils se réveillent, quoi. Mourir là, maintenant, ou après, c’est juste qu’on s’amusera moins ou plus, c’est tout. Parce qu’ils amusent ces gens-là, malgré tout. Ils bouffent la vie comme si c’était un délicieux gâteau qu’ils pouvaient enfin s’offrir, un gâteau dont ils entendaient parler depuis longtemps, mais dont le seul endroit où ils pouvaient le goûter était si loin qu’ils n’y étaient arrivés que maintenant, à travers les montagnes, les mers, les fleuves et les champs. Et ils en profitent. Ils y vont à toute vitesse. Et une fois le vrai chemin retrouvé, ils ne vont plus le lâcher. Pas la peine d’essayer de leur arracher ce gâteau. Ils vont vous bouffer avec. Ils sont très passionnés ces gens-là. Et ça se voit de loin même s’ils sont fatigués. Il suffit de regarder dans leurs yeux. Faut jamais oublier les yeux. C’est très important les yeux, je vous ai déjà dit.

Ce qui est très bien aussi, quand on enlève sa propre poussière, c’est qu’on voit très bien celle des autres. Sans juger hein, attention. On n’en a rien à foutre franchement, quand on est heureux. Mais on la voit. Et on trouve injuste qu’elle ne soit pas enlevée. Ça gratte de l’intérieur. On attend une occasion pour la retirer amicalement, sans embêter la personne, sans interrompre la conversation, juste parce qu’on l’a remarqué et la personne est belle et la poussière ne lui va pas du tout et pourquoi donc ne pas l’enlever et puis on n’en parle plus on continue notre conversation. Il y en a beaucoup. En Ukraine, en Europe, en Russie, aux États-Unis ou ailleurs. En fait, ce qui se passe en ce moment en Ukraine, ça arrange tout le monde. C’est toujours le mensonge, l’hypocrisie qui dirige ce monde. C’est toujours les intérêts, qui valent plus que les être humains. Cette poussière d’égos bien gonflés qui est depuis toujours sur les épaules de ce monde. Allez retrouver quelqu’un dans la rue qui est heureux, qui est bien d’accord avec soi-même, qui fait ce qu’il a envie de faire dans cette vie. Vous le reconnaîtrez facilement par ses yeux (faut jamais oublier les yeux !) Demandez-lui s’il faudrait bien faire la guerre à quelqu’un à cause de ce que vous voulez : la langue, la nationalité, le territoire, la justice historique, le terorisme, l’immigration, la couleur de la peau, la couleur des poils sur le dos (pourquoi pas?), la religion bien sûr (j’ai failli oublier), le manque de pouvoir, la rancune, la tristesse, l’amour à la fin. Trouvez-lui n’importe quelle excuse, n’importe quelle prétexte que vous croyez grave et justifié. Et posez-lui bien cette question. Et souvenez-vous bien de son regard. Parce qu’il ne vous répondra même pas avec des mots. Rien qu’avec les yeux, qui vous diront tout.

Allez retrouver cette même personne encore une fois et posez-lui une autre question. Est-ce qu’il faut se défendre, si on te fait la guerre. Si on tue et viole tes compatriotes, en te bouffant le territoire, rien que pour le plaisir ou parce qu’ils n’ont pas aimé l’occupation ou ne trouvent pas juste de changer de citoyenneté par force. Si on bombardent les immeubles en pleine nuit où les hommes, les femmes et les enfants dorment. Pendant les alertes oui, parce qu’on ne les entend plus, tellement c’est devenu une habitude. C’est ce qui est arrivé à l’Ukraine. Vous le savez très bien. Les excuses et les prétextes des Russes ne justifieront jamais cette guerre. Et je comprends très bien, que les Ukrainiens veulent aller jusqu’au bout. Il y va de leur existence. Ni plus, ni moins.

Sinon, en attendant qu’on soit un plus nombreux dans cette secte de regardeurs droit dans les yeux, je vous donne quand-même quelques brèves actualités, ce que j’ai sur le cœur. 

La météo

Avec un temps pareil pour travailler il vaut mieux être passionné sinon impossible de se forcer. On a envie de sortir, de se balader, d’aller voir la mer. D’aller voir les gens. Et on le fait, on ne se gène pas. C’est plus fort que nous. Guerre ou pas, il faut bien profiter d’une météo pareille. Il ne fait pas encore trop chaud, mais finalement, il ne fait plus froid. Qu’est-ce que ça soulage. C’est merveilleux le printemps à Odessa. Vous devriez goûter un jour. 

Les bombardements

Ça continue. Pas tous les jours, mais plusieurs fois par semaine. Je ne parle pas du front, là c’est sans arrêt. Je parle des villes, pleines de civiles. Comme Kiev, Kharkiv, Odessa et les autres. Je ne sais plus trop ce qu’ils visent nos voisins. Je sais juste qu’ils arrivent à toucher plus et à tuer plus de gens, parce qu’on a de moins en moins d’armes et eux, au contraire, ils ont de quoi bourrer nos nuits d’alarmes. Ça n’arrête pas quoi. Ça ne fatigue même plus. On est fatigué d’être fatigué. Vaccinés, je ne dirai pas, parce que ne pas faire attention, ça n’aide pas non plus, on a plus de risque si on ne descend pas au sous-sol pendant les alertes. Mais on s’en fout de plus en plus, c’est une habitude, on est beaucoup moins sensible aux alertes.

Les coupures d’électricité

Ah, celles-là, on les attendait pendant tout l’hiver. On se préparait, on était content d’être bien préparé. Je parle des gens, des générateurs, des batteries et tout le toutim. Les politiques, finalement, non, ils ont gaspillés les fonds on ne sait pas où, espérant peut-être que ça ne se verra pas. Et bien, ça se voit, avec quelques mois de retard (nos voisins, on les excuse, hein, pour ce petit décalage). Il paraît que rien de ce qui était prévu n’a été fait pour moderniser l’infrastructure et devenir moins sensible aux bombardements, et on va probablement se retrouver sans électricité en été, en automne et en hiver 2024. Tout inclus quoi. La chaleur sans moyen de se rafraîchir, la fraîcheur, sans moyen de se réchauffer. Bon, moi, personnellement, je ne m’inquiète pas trop pour moi et pour un certain nombre de gens que le point d’invincibilité qu’on a construit grâce à votre aide, peut accepter. On a même une machine à laver et une douche. C’est très important de rester propre, presque aussi important que les yeux. Mais il y a quand-même du boulot à faire pour encore mieux se préparer, parce que l’essence, on peut se retrouver sans, donc le générateur, il servira à rien. Et l’eau, elle peut partir aussi, car les pompes ici, elles marchent à l’électricité, si j’ai bien compris. Il y a toujours un peu de soleil, même en hiver, donc je prévois d’installer quelques panneaux solaires et d’acheter plusieurs batteries dès que possible. On n’est jamais trop prudent. 

L’amitié politique

Qui, on a bien compris, n’existe pas. Au début on n’arrêtait pas de traiter d’ami n’importe quel pays qui nous aidait avec des armes ou humanitairement, petit à petit on a commencé à être plus pointilleux, à faire même des classements en fonction du soutien reçu. Comme des gamins en fait, infantiles, il faut bien l’avouer. Et toujours comme des gamins, mais cette fois vexés on traite tous de traîtres maintenant, on se sent abandonné. Remarquez, il est pas difficile de le prendre comme ça, quand vous n’avez pas assez de systèmes anti-aérienne pour se protéger, quand les gens sont morts à cause des bombardements, et quand pour l’éviter il vous en manque 7 ou 10, alors qu’il y a des pays qui en ont plus de 1000 et ils ne s’en servent même pas en ce moment… Un ami, normalement, il ne t’envoie pas une fourchette en plastique, quand quelqu’un, plus fort que toi en plus, t’agresse. Il vient se battre à tes côtés et les fourchettes il en prend avec lui autant qu’il peut amener, et des vrais en plus, en fer. Donc, amitié entre les États, il faut bien se débarrasser des illusions pareilles. 

Les sentiments, la famille 

Les gens se marient toujours, ils divorcent toujours, ils font des enfants, ils en perdent aussi, malheureusement. Moi en ce moment je me sens bien amoureux. Ça ne m’est pas arrivé il y a un bon moment et comme je ne veux faire du mal à personne, y compris à moi-même, j’essaie de ne pas trop faire mes avances, pour pas que ça avance, voilà. J’en fait quand-même un peu, dans les limites de la gentillesse, ça vient tout seul et il est dur de s’en empêcher. Et je pense que ça se voit très bien que je ne suis pas indifférent, mais j’ai vraiment du mal. Du coup, j’attends, comme un crocodile ou plutôt comme un con, je ne franchis pas la ligne. Je le dis à vous parce que vous vous en foutez forcément et ça m’arrange très bien. Merci de m’avoir écouté, c’est gentil de votre part.

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